Le livre est issu d’un travail d’équipe aidé par le FNS (Fonds national suisse). Une longue introduction écrite à six mains (Jean-Claude Mühlethaler, Delphine Burghgraeve, Claire-Marie Schertz) définit les enjeux méthodologiques. Il s’agit, pour résumer, de s’appuyer sur les travaux de spécialistes de la communication littéraire (Jérôme Meizoz, Dominique Maingueneau) et de voir comment les protocoles utilisés pour les textes contemporains peuvent s’appliquer aux textes médiévaux. L’enjeu est d’étudier les »postures figuratives« de l’auteur dans son texte, l’»éthos«, pour utiliser un terme définissant à lui seul, depuis une bonne vingtaine d’années, les mécanismes discursifs à l’œuvre dans la pragmatique littéraire, les dispositifs fictionnels (épiphanies, allégories, songes ...) aidant à »objectiver« le discours amoureux et politique.

Le corpus de référence est la base »Clerc6« consultable en ligne. Cette base de données de l’université de Lausanne comprend une liste d’auteurs médiévaux et de travaux critiques plus ou moins récents. Dans la liste des auteurs, on retrouve, bien sûr, des noms fameux, comme Alain Chartier, Christine de Pizan, Philippe de Mézières, mais aussi plus obscurs, comme Othon de Grandson, Jean de Garencières, Jean de Courcy, Évrard de Conty. Viennent ensuite neuf études regroupées en quatre parties solidement articulées: »Ethos et scénographie politique« (Philippe Maupeu, Élisabeth Gaucher-Rémond); »L’esprit critique: la fabrique du lecteur modèle« (Amandine Mussou, Claire-Marie Schertz, Delphine Burghgraeve); »Scénographies lyriques«: l’auteur et ses publics« (Jean-Claude Mühlethaler, Didier Lechat); »Métaphores de l’écriture« (Mathias Sieffert, Friedrich Wolfzettel). Des micro-analyses, particulièrement soignées, suivent pas à pas la mise en œuvre des procédures rhétoriques et oratoires conduisant à l’élévation de la figure de l’écrivain, signe d’un changement de son statut à la fin du XIVe siècle et au début du XVe siècle. Les études portent sur les auteurs de la base »Clerc6«, avec parfois des incursions hors du champ prédéfini, comme pour Charles d’Orléans.

Au fil d’une analyse minutieuse on découvre les »figures de projection« de l’auteur: prophète, herméneute, sage, autocommentateur, propagandiste, conseiller, etc., rattachées à des traditions bibliques ou mythographiques solidement établies. L’ironie, la prise de distance critique vis-à-vis de l’écriture, de l’acte poétique, donnent une tonalité particulière au discours, on pense notamment à Charles d’Orléans largement commenté à juste titre: les techniques de composition, les jeux de masques que le poète se plaît à combiner pour le plus grand plaisir de son lecteur sont décrits avec une application méticuleuse. De subtiles et pertinentes nuances sont faites entre une »poésie pragmatique«, celle d’Eustache Deschamps, qui s’adresse à tous, et une poésie plus lettrée au lectorat plus circonscrit, tournée vers une société de cour et les clercs, une poésie impliquant des dispositifs d’écriture et de lecture différents. Le recueil distingue judicieusement entre deux douleurs, particulière et générale, qu’accompagnent deux modèles, deux esthétiques: lamentatio (Jérémie) et consolatio (Boèce). Signalons le disparate générique des »Dialogues« de Pierre Salmon, pour citer le plus emblématique, hésitant entre miroir des princes, récit autobiographique, recueil d’épître. Ce texte illustre le caractère polyvalent de certaines grilles d’écriture, un trait caractéristique de la littérature tardo-médiévale.

Le livre constitue un effort incontestable pour baliser le champ littéraire à la fin du Moyen Âge, un essai de classement qui permet de différencier des approches de communication. L’ouvrage est solide, mais révèle quelques faiblesses qui n’entament en rien son utilité.

Une première réserve concerne le retour fréquent d’éléments de langage relevant d’un vocabulaire critique qui a vieilli, hermétique, voire franchement décalé, comme les oppositions empruntées à une lecture symbolique (Bachelard), opposant »ouvert/fermé«, »intime/lointain«, »vertical/horizontal« – le déplacement fictionnel de Christine de Pizan est »vertical«, celui de Philippe de Mézières »horizontal« (sic). D’autre part, on peut se demander si les responsables du recueil n’ont pas commis l’erreur de s’en tenir à une recherche a minima, revenant souvent sur les mêmes auteurs (Christine de Pizan est pratiquement mentionnée dans tous les articles), de là des effets redondants, voire tautologiques. Les citations d’ouvrages théoriques, très nombreuses, de plusieurs lignes parfois, fruit d’une (sur)activité compilatoire, donnent l’impression d’un huis-clos critique épuisant (le »thymique« fait florès). S’y ajoute un style pesant et embrouillé, peut-être nécessaire pour explorer tous les aspects d’une question, mais confinant à l’amphigouri. Certains collaborateurs du recueil, plus habiles, plus légers, tirent néanmoins leur épingle du jeu, en adoptant un style plus limpide, plus lumineux, dont l’effet immédiat est une qualité de pensée dont il faut les féliciter.

Finalement on se pose la question: la greffe a-t-elle prise? La méthode qui consiste à lire un texte médiéval selon les grilles critiques d’aujourd’hui est toujours risquée. On aimerait que le principe s’appliquât de manière moins systématique et moins schématique. Seconde réserve: des pans entiers du champ littéraire font défaut. Par exemple, le phénomène de la prédication n’est pas traité, laissant dans l’ombre les sermons »mixtes«, politiques et religieux à la fois, véritables éléments d’un »espace public« nulle part défini dans le recueil. De même le théâtre est absent. Les textes latins sont peu représentés. Or on sait combien ils sont, eux aussi, travaillés par une dynamique et une polyvalence textuelles mouvantes, voire transgressives, contrairement à ce qui est souvent dit. Rien n’est mentionné de la réintroduction du mot tragedia (tragédie) par Philippe de Mézières à la fin du XIVe siècle (»Songe«, Oratio tragedica …). Le domaine historiographique est bien délaissé. On le déplore, car le règne de Charles VI est particulièrement riche en œuvres majeures; et le »Livre des faits du maréchal Boucicaut« – qualifié d’œuvre de »propagande« (sic) – fait pâle figure face à des œuvres de premier plan qui témoignent d’un engagement poético-politique autrement plus important, comme celui du Religieux de Saint-Denis (deux occurrences seulement dans l’index). Bref, malgré ces réserves, malgré la qualité inégale des articles présentés, le livre se construit comme un recueil d’exercices à visée pédagogique, expérimentant des concepts à la mode et des modèles de lecture critique. Élaboré par nos collègues suisses, il est une étape dans l’éclairage d’une période de grandes crises, dans tous les sens du terme, politique, esthétique, culturelle, anthropologique, mais le lien avec ces formes de l’»épistémè« du XVe siècle n’est pas établi.

Il ne reste plus qu’à enrichir la base, à défricher audacieusement un vaste terrain, ce qui signifie éditer et, si besoin est, rééditer les textes qui ne bénéficient pas des normes scientifiques modernes. Le plus utile peut-être sera de mieux faire connaître les écrits restés dans l’ombre, faute d’avoir été publiés. C’est la meilleure chose qu’on puisse souhaiter à cette équipe de chercheurs. Dernier point, la question éditoriale: l’appréhension d’un manuscrit impose une indispensable corrélation entre texte et image. En effet, le dialogue est impossible à établir si l’on n’a pas les deux supports en vis-à-vis. On renverra au travail remarquable accompli par Jean-Claude Schmitt, dans »Les rythmes au Moyen Âge« un modèle du genre. Certes, on ne peut tenir rigueur aux responsables du recueil de ne pas reproduire les images si importantes pour la bonne lecture des textes médiévaux, mais il faudra bien que les maisons d’édition trouvent un jour une solution pour répondre à une demande forte.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Joёl Blanchard, Rezension von/compte rendu de: Jean-Claude Mühlethaler, Delphine Burghgraeve (dir.), Un territoire à géographie variable. La communication littéraire au temps de Charles VI, Paris (Classiques Garnier) 2017, 335 p. (Rencontres. Série Civilisation médiévale, 20), ISBN 978-2-406-05962-2, EUR 38,00., in: Francia-Recensio 2018/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45564