L’ouvrage est court et percutant. Après une présentation de Namur comme ville, sous la tutelle d’un comte et comme capitale d’une principauté, l’auteure commente en introduction l’emboîtement juridictionnel des cours de justice et les sources qu’elle en a exploité avant d’annoncer très vite ce qu’elle entend prouver au terme de l’ouvrage: le passage d’une sociabilité urbaine, comprenez une gestion de la violence par les autorités locales, à la criminalisation étatique, c’est-à-dire la récupération de cette gestion par les autorités supérieures, princières. S’ensuit alors, dans les chapitre un et deux, un tableau des violences prises en charge par les justices urbaines aux XIVe–XVe siècles, ainsi qu’une analyse des procédures d’apaisement (trève, asseurances, paix) soumises à leur autorité, tout en respectant le consentement des parties. Pour autant, la violence ne cesse pas mais évolue et se diversifie. Le lectorat appréciera l’effort fait dans le chapitre 3 pour nuancer, relativiser et fonder sur une connaissance parfaite des sources tout effort statistique mené dans le but d’asséner des évolutions quantitatives de la violence, à la suite de Pieter Spierenburg et autres partisans du recul des homicides entre la fin du Moyen Âge et l’époque moderne.
Un des apports indéniable de ce livre est de permettre de rediscuter la question de la vengeance dans la société médiévale, dans le cadre des politiques urbaines de gestion de la violence à travers le cas quelque peu atypique ici de Namur. Les autorités échevinales, en comparaison avec bien d’autres villes occidentales aux XIVe–XVe siècles, ont cherché à enrayer les processus de vengeance, quitte à punir plus sévèrement les actes vengeurs. Pourtant, le droit de vengeance existe, les échevins sont amenés à en éclairer les modalités et la vengeance sert régulièrement à légitimer (excuser) certains homicides. On finit par comprendre qu’il existe un paradoxe essentiel dans le rapport que les élites locales entretiennent avec les pratiques de vengeance et avec les attendus qui en découlent. Cette dimension paradoxale aurait gagné à être éclairée plus tôt, dans l’ouvrage, avant le chapitre 4 qui clôt l’autre pan de la démonstration annoncée en introduction. Le lecteur en est parfois réduit dans les deux premiers chapitres à se demander quels actes finalement l’auteure prétend faire entrer dans la catégorie vengeance.
On se perd un peu dans le descriptif des violences physiques, mortelles ou non, infligées de manière intentionnelle ou non, pour l’honneur et/ou par vengeance, et susceptibles d’être pardonnées ou non, avant d’être encore redistribuées entre »mêlées simples« et »mêlées de haine«. En tous les cas, il s’avère extrêmement intéressant de découvrir comment les justices namuroises ont cherché à enrayer les cycles de vengeance, à empêcher le processus d’escalade de la violence aussi vite que possible après la commission des faits susceptibles de dégénérer en guerres privées. Les amendes en témoignent mais aussi tout un arsenal de mesures contraignantes visant à désamorcer l’envie d’exercer des représailles, de la part des victimes ou de leurs familles.
On découvre une justice parfaitement médiévale en somme aux XIVe–XVe siècles, ce que l’auteure relie à l’expression »sociabilité urbaine«, où l’humain est encore au centre des politiques publiques d’apaisement en faisant primer réconciliation et réparation. Le changement qui s’opère au tournant des XVe et XVIe siècles affecte cet aspect et marque une évolution dans la perception et le traitement des violences. La justice princière prend le pas sur les autres, faisant passer l’intérêt du prince avant celui des victimes directes des injures, des coups et blessures, voire des homicides ou des meurtres. On assiste à l’essor d’une justice d’État qui s’impose à tous les sujets, par dessus les justices intermédiaires et locales, et qui oscille entre rigueur et miséricorde, à l’image du gouvernement par la grâce des rois de France.
Cet essor se caractérise au final par l’affirmation et l’accaparement d’un double monopole au profit du prince: celui de l’offense et celui de la grâce. En effet, le prince s’érige en première victime, après Dieu s’il en est, d’un certain nombre d’injures. Le rituel de l’amende honorable (escondit) qui s’applique alors commence par redistribuer la hiérarchie de ceux à qui le coupable doit demander pardon: Dieu, le prince, la ville. C’est en dernier qu’apparaît enfin la victime proprement dite, dont l’effacement ou le renvoi aux procédures civiles de dommages et intérêts fait ressortir un changement dans le traitement plus pénal des violences. Le monopole princier s’articule à un processus inédit de criminalisation et de pénalisation des actes violents dénoncés au sein du territoire namurois, en lien avec l’essor des procédures d’office. Les ressources déployées par les juridictions urbaines, voire comtales, configurant les modes de régulation, de réparation, de réconciliation ou de sanction des violences avant le privilège de 1477 se retrouvent alors éliminées, absorbées ou détournées par la justice du prince. Le fait mandé (autodénonciation) perd en importance, la grâce princière octroyant, désormais de manière exclusive, ce que la procédure de fait mandé permettait d’espérer à l’échelle des justices locales: qualifier un homicide en beau fait et échapper à la rigueur du châtiment et/ou à la vengeance des victimes.
Par ailleurs, la vengeance n’est plus un argument à faire valoir pour obtenir la grâce du prince, faisant aboutir au moins en intention la volonté échevinale de tarir cette source de violence ou du moins d’en remettre en cause l’effet légitimant. Quant aux accords de paix (paix à partie), ils ne sont plus un préalable nécessaire à la rémission des crimes. Au contraire, l’octroi de la lettre de rémission est conditionné par la promesse de réaliser cette paix. Celle-ci se retrouve en définitive assujettie au bon vouloir du prince, ce dont il était exclu auparavant de par la nécessité de faire la paix avant de pouvoir demander pardon pour le crime commis. La rémission vient magistralement se substituer également à la procédure de rachat du pays (compensation négociée pour permettre au fugitif de revenir dans la ville) que les échevinages contrôlaient encore avant la fin du XVe siècle. Mais le prince n’a pas fait que déposséder les justices locales de leurs prérogatives, il en a aussi dépouillé le souverain bailli qui avait lui-même capté le droit de grâce à son profit au détriment des échevins. Le XVIe siècle devient alors celui de l’expression de la souveraineté justicière de l’État, des Bourguignons puis des Habsbourg, dans le Namurois, en matière de pardon et de rémission des crimes mais aussi de réintégration ou non du criminel à la communauté.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Martine Charageat: Aude Musin, Sociabilité urbaine et criminalisation étatique. La justice namuroise face à la violence de 1360 à 1555, Turnhout (Brepols) 2017, 204 p., 30 n/b ill. (Studies in European Urban History [1100–1800], 39), ISBN 978-2-503-53439-8, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2018/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45565