Le livre de Robert Gerwarth, professeur d’histoire contemporaine et directeur du Centre for War Studies à l’University College Dublin, a été publié dans sa version originale anglaise en 2016 chez l’éditeur Allen Lane, sous le titre »The Vanquished. Why the First World War Failed to End, 1917–1923«. Le Seuil, son éditeur français, a préféré remplacer ce sous-titre prometteur de réponses par un plus descriptif »violences et guerres civiles sur les décombres des empires« qui rend peut-être mieux compte du contenu de l’ouvrage, dont l’auteur écrit lui-même au début de ses remerciements que son sujet est la »violence de masse«. En effet, si cette étude impressionne – et elle a été largement acclamée, recevant plusieurs récompenses dont le titre de »livre de l’année« du »Times Literary Supplement« –, c’est surtout parce qu’elle balaie avec beaucoup de savoir-faire six années d’une histoire traversée de violences politiques extrêmes dans toute l’Europe centrale et orientale (par endroits même jusqu’en Sibérie et aux confins de l’Empire ottoman, avec quelques paragraphes consacrés au Japon), tout en restant très accessible de bout en bout. Robert Gerwarth est parvenu à écrire un livre d’histoire à la fois très narratif, parsemé de détails anecdotiques et de citations frappantes, et fort minutieux dans sa description des événements politiques, des mouvements de troupes ou des crimes commis sur les différents fronts des nombreux conflits armés qui secouèrent le continent européen bien au-delà du 11 novembre 1918.

Du point de vue de sa publication en France, il s’agit sans doute du plus flagrant mérite de cet ouvrage que de montrer au public français, encore si profondément habitué au bornage »14–18« et obnubilé par la triple confrontation franco-allemande (cf. de Gaulle en 1946: »En l’espace d’une vie d’homme nous avons été trois fois envahis par nos voisins d’outre-Rhin«1), à quel point la signature de l’armistice dans le fameux wagon-restaurant de Rethondes n’a mis un terme qu’à une partie de la guerre. R. Gerwarth est aussi l’éditeur scientifique d’une collection lancée à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale par Oxford University Press, intitulée »The Greater War, 1912–1923«. Les termes de »changement de paradigme« ou de »déplacement de focale« sont à la mode, mais il n’empêche qu’ils s’appliquent parfaitement ici. La »plus grande guerre«, dont les années 1914–1918 n’auront alors été que le paroxysme, commence avec les guerres balkaniques et s’achève par le traité de Lausanne consécutif à la guerre gréco-turque.

Habilement, R. Gerwarth ouvre et clôt son livre sur le même événement extrême: l’évacuation à l’automne 1922, dans des conditions de grande violence, de la population non-turque de l’Anatolie occidentale par le port de Smyrne, où l’armée grecque avait débarqué trois ans plus tôt, décidée à se tailler une sorte d’empire terrestre au-delà des côtes égéennes. Toujours dans son introduction, Gerwarth propose une typologie des violences dans la période traitée, distinguant entre les affrontements opposant des armées régulières, les guerres civiles et enfin les révolutions sociales ou nationales. On peut toutefois déplorer que cet effort méthodologique ne soit pas poursuivi systématiquement dans le reste du livre et que l’on peine souvent à rattacher les divers épisodes violents abordés à l’une ou l’autre des catégories de cette typologie.

Après cette ouverture, R. Gerwarth structure son propos en trois grandes parties. La première, intitulée »Défaite«, commence par la description du retour en Russie de Lénine au printemps 1917, se poursuit avec le récit des révolutions russes et culmine en quelque sorte avec un chapitre centré sur le traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918. Dans ce troisième chapitre et dans le suivant (»Le goût de la victoire«), l’auteur rappelle qu’au début de l’année 1918, le commandement militaire des empires centraux avait de bonnes raisons de croire encore à la victoire, ce qui ne rendit la défaite que plus amère et difficile à accepter quelques mois plus tard. Il insiste également sur le fait que les conditions imposées aux bolcheviques, prêts à faire la paix à n’importe quel prix pour pouvoir consacrer toutes leurs forces à la lutte contre l’»ennemi intérieur«, ne furent pas moins dures que celles des différents traités de la conférence de Paris. Affaiblir durablement et amputer sévèrement le territoire de l’adversaire vaincu ne furent pas l’apanage des vainqueurs de novembre 1918. En d’autres termes, »Versailles« ne fut en réalité pas aussi exceptionnel que dans la perception qu’en eut l’opinion allemande, et le traitement subi par l’Allemagne, en comparaison du sort réservé à d’autres États vaincus ou successeurs d’États vaincus (Autriche, Hongrie, Bulgarie notamment, mais aussi l’Empire ottoman) ne se singularise pas par une rigueur excessive.

La deuxième partie a pour titre »Révolutions et contre-révolutions«. R. Gerwarth y montre comment, dans plusieurs pays européens, la dynamique révolutionnaire a lancé une sorte de mouvement de balancier dans lequel la »terreur« ou la purge révolutionnaire appelle en quelque sorte la réaction, conçue comme proportionnée dans sa violence, du camp contre-révolutionnaire. C’est l’objet du premier chapitre, »La guerre sans fin«, qui se penche surtout sur la région baltique, et du deuxième, consacré aux guerres civiles russes. Gerwarth analyse ensuite le »triomphe apparent de la démocratie« dans l’Allemagne de Weimar, la Première République autrichienne (Autriche allemande), la République démocratique hongroise, le Royaume de Bulgarie et l’Empire ottoman, avant d’examiner comment, dans chacun de ces cas, la radicalisation révolutionnaire et la poussée corrélée de l’antibolchevisme ont fini par saper les fondations de jeunes régimes politiques qui, en outre, étaient associés à l’affront de la défaite et d’une »paix honteuse« ou, dans le cas de l’Italie, d’une »victoire mutilée«, selon le mot de Gabriele D’Annunzio, dont l’expédition irrédentiste de Fiume est traitée dans un chapitre à part dans la troisième partie.

Dans cette troisième partie, c’est un problème historique et historiographique majeur qui sert de fil rouge à R. Gerwarth: celui du passage brutal d’une Europe où dominait le modèle d’organisation impérial à une Europe d’États-nations dont beaucoup se voient comme des mini-empires injustement amputés et cherchent à y porter remède. À propos de la conférence de paix de Paris et des dispositions des différents traités de paix, Gerwarth évoque l’ouverture de la boîte de Pandore, avec dans le rôle de Zeus offrant le plus dangereux des cadeaux, le président des États-Unis Woodrow Wilson, dont les »quatorze points« et le principe d’autodétermination des peuples ont représenté pour beaucoup de ressortissants des puissances vaincues d’abord un espoir, souvent suivi d’une amère déception. Le chapitre »Vae Victis« (»malheur aux vaincus«) ouvre en réalité la dernière partie du livre, qui mène aux conséquences funestes du traité de Lausanne (1923), par lequel la notion d’homogénéité ethnique au sein d’un État fut pour ainsi dire entérinée et les expulsions en masse de populations »allogènes«, justifiées. Cette même logique put aussi être invoquée au service d’un expansionnisme visant à réintégrer des compatriotes »perdus« sur le territoire d’États voisins.

Le travail de R. Gerwarth s’inscrit dans un mouvement profond de l’historiographie actuelle sur la période concernée, en participant à la réévaluation du modèle impérial, du moins en ce qui concerne la double monarchie des Habsbourg, l’Allemagne des Hohenzollern et l’Empire ottoman – la Russie des Romanov ayant été trop autocratique pour pouvoir bénéficier d’une telle réhabilitation. Alors que l’État-nation a longtemps été considéré plus ou moins explicitement comme une sorte d’aboutissement logique de l’histoire et que les empires apparaissaient quant à eux comme la »prison des peuples« (la guerre froide et l’emprise soviétique sur la moitié orientale du continent européen renforçant cette interprétation) on assiste à une sorte de revalorisation des empires comme forme d’organisation politique, du moins dans leur dimension non-coloniale.

R. Gerwarth prend ses distances par rapport à la thèse de la »brutalisation« des sociétés européennes par la Grande Guerre et souligne à plusieurs reprises le fait que beaucoup d’engagés volontaires dans les conflits des années 1917–1923 n’avaient pas combattu auparavant, souvent parce que trop jeunes, ce qui tend à infirmer l’idée que les violences de masse »sur les décombres des empires« auraient été perpétrées par des vétérans ensauvagés. Point n’était besoin d’avoir porté l’uniforme pendant la guerre pour être animé d’un intense sentiment de revanche, le fait d’avoir appartenu à une armée vaincue pouvant même être plutôt un facteur de décrédibilisation aux yeux des revanchards. Gerwarth voit dans ces violences la matrice d’un siècle »extrême«, pour reprendre l’expression d’Eric Hobsbawm, car elles marquent le passage d’une conflictualité classique (faire la guerre pour imposer ses conditions aux vaincus) à une conflictualité »existentielle« visant à l’anéantissement de l’ennemi, parfois même de façon préventive. On retrouve là le terrain familier de la »querelle des historiens« allemands de 1986–1987.

En refermant ce livre, on retient surtout l’ambition de proposer une lecture continentale ou transnationale des phénomènes de violence massive qui, selon R. Gerwarth, n’ont fait que couver pendant les années relativement paisibles qui séparèrent 1923 de la guerre civile espagnole. Ce n’est pas tant l’apport de connaissances nouvelles que cette approche en »grand angle« qui fait l’intérêt de l’ouvrage.

L’ouvrage contient quatre cartes en début de volume; 31 illustrations, principalement des photographies; 171 pages de notes; 50 pages de références bibliographiques. La traduction d’Aurélien Blanchard permet une lecture fluide, malgré quelques coquilles et erreurs.

1 Charles de Gaulle, Discours prononcé à Bar-le-Duc, 28 juillet 1946, in: Id., Discours et messages, Bd. 2: Dans l’attente 1946–1958, Paris 1970, S. 12–17.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Olivier Baisez, Rezension von/compte rendu de: Robert Gerwarth, Les Vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires, 1917–1923, Paris (Éditions du Seuil) 2017, 480 p. (L’Univers historique), ISBN 978-2-02-112170-4, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2018/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45581