En 1950, le premier ministre fédéral de la Justice, Thomas Dehler, prit ses quartiers dans la villa Rosenburg, construite en 1831 par l’architecte Carl Alexander Heilehoff sur le Venusberg, non loin de Bonn, pour un professeur de zoologie. Cette vaste demeure devint le siège du ministère jusqu’en 1973. C’est là aussi que travailla la commission chargée en 2012 de faire toute la lumière sur l’emploi après guerre de juristes ayant occupé des postes de responsabilité à l’époque nazie et leur influence sur les réformes de la législation allemande depuis la fondation de la République fédérale jusqu’en 1973 (date du déménagement du ministère à Bad-Godesberg). D’où son surnom de »commission Rosenburg«.

Ce n’était déjà pas un mystère que de nombreux juristes avaient directement été impliqués dans la Shoah sans être écartés après 1945. Cependant, les résultats de ces enquêtes, publiés dans le monde entier au fur et à mesure de l’avancée des travaux, firent progresser la réflexion à l’occasion de nombreux colloques en démontrant par le menu l’impunité flagrante dont bénéficièrent de nombreux coupables après 1945 (à l’exception des juges et des juristes accusés lors d’un des procès de Nuremberg). Manfred Görtemaker et Christoph Safferling en font une excellente synthèse dans le présent ouvrage qui comporte deux grandes parties. La première est consacrée à la fondation du ministère de la Justice et à ses prises de position dès l’immédiat après-guerre. Dans la seconde partie, il est davantage question de l’évolution du ministère, des réformes élaborées jusqu’en 1973 en matière de textes de loi et des institutions (Tribunal constitutionnel et Cour fédérale de justice) qui lui étaient rattachées. Un important appareil de notes, une bibliographie conséquente et un index viennent compléter cette documentation très complète.

Le domaine des investigations était complexe. Il fallait vérifier quelles étaient les personnes, occupant à l’époque nazie des fonctions importantes, toujours en place après 1949 au ministère. Il fallait aussi se demander si ces juristes étaient favorables à la mise en accusation des criminels nazis, s’ils avaient fait avancer l’instruction des procès qui auraient pu (ou dû) leur être intentés ou l’avaient freinée, s’ils prônaient plutôt une amnistie, ou bien quelle était leur position quant à la réhabilitation des victimes du régime nazi. D’autres sujets problématiques concernaient les rapports entretenus par le ministère avec les puissances d’occupation alliées et les éventuelles mises en garde de criminels nazis pour leur permettre d’échapper aux poursuites qui pouvaient être lancées à leur encontre.

Ainsi, le sociologue berlinois Hubert Rottleuthner a analysé les données de 34 000 juristes, actifs entre 1933 et 1964, et démontré que rares étaient ceux dont la carrière s’était brusquement arrêtée: dans la majorité des cas, ils avaient échappé à de légitimes poursuites. Même le juge de la SS, Otto Thorbeck, coupable de la condamnation à mort des conjurés du 20 juillet 1944 lors de l’attentat manqué contre Hitler, avait bénéficié en 1956 d’un procès en révision, prononçant sa libération et lui permettant d’exercer en tant qu’avocat à Nuremberg. Autre cas scandaleux: celui de Franz Massfelder qui, en 1936, collabora à la diffusion des lois raciales de Nuremberg, participa en 1942 à la conférence de Wannsee, où s’élabora la »solution finale de la question juive«, et qui occupa impunément un poste de conseiller ministériel au ministère jusqu’en 1960.

Sans parler de Max Merten, responsable entre 1942 et 1944 de la déportation de plus de 50 000 juifs, qui fut en 1952 chef d’un important service (application des peines) à Bonn. Une personnalité comme Hans Globke, qui avait pris dès la République de Weimar des positions préparant la future politique raciale des nazis et l’avait personnellement mise en œuvre, joua un rôle d’éminence grise, car il bénéficiait du soutien du chancelier Konrad Adenauer et présenta en 1945 des certificats de blanchiment signés par des opposants à Hitler comme Jakob Kaiser, Otto Lenz et le cardinal berlinois Konrad von Preysing. Adenauer lui-même mettait l’accent sur la nécessité de disposer d’une administration solide, capable d’assurer la stabilité de la République fédérale, ce qui – à ses yeux – était incompatible avec la poursuite d’anciens nazis.

D’ailleurs les deux auteurs de cet ouvrage mettent – à mainte reprise – l’accent sur les ombres qui surgissent du passé, posent la question de l’amnésie à laquelle auraient succombé les collaborateurs du ministère cinq ans seulement après l’écroulement du régime nazi et leur volonté affirmée de garder le silence. Le ministre de la Justice Richard Jaeger, entré dans ses fonctions en 1965, avait intégré la SA en 1933 à l’âge de vingt ans, ce qui avait sûrement favorisé sa carrière au service du régime nazi: dans les années 1950, il défendait la peine de mort et entretenait des contacts réguliers avec des dictateurs comme Francisco Franco et António de Oliveira Salazar. La loi de décembre 1949, proposée par Adenauer pour amnistier les délits commis dans le passé était si vague qu’elle aurait pu s’appliquer également aux crimes nazis: il fallut la protestation des Alliés pour que soit bien spécifié que seule la période se situant après la capitulation du 8 mai 1945 était concernée par cette mesure.

Il fallut aussi toute la ténacité d’Hermann Langbein et du procureur général Fritz Bauer pour que les procès d’Auschwitz se tiennent à Francfort-sur-le-Main entre 1963 et 1968 et mettent en accusation le personnel employé dans ce camp d’extermination. Il y eut parfois deux poids et deux mesures: Johann Reichhart, le bourreau ayant exécuté Hans et Sophie Scholl, les jeunes résistants de la Rose blanche (Die Weiße Rose), fût condamné par une Chambre de dénazification à dix ans de camp de travail alors que le procureur lui en ayant donné l’ordre, Walter Roemer, exerçait encore en toute impunité ses fonctions au ministère de la Justice en dépit des accusations lancées à son encontre dans la presse. Quant au délai de prescription pour les crimes nazis ou la décision tardive de leur imprescriptibilité, ce fut un long combat.

Un changement radical dans la politique de droit civil et pénal se dessina avec la »grande coalition« en 1966, l’entrée en fonction de Gustav Heinemann comme ministre de la Justice et l’évolution des mentalités lors de la montée d’une nouvelle génération. Ce fut la fin progressive de ce que Ralph Giordano avait nommé en 1987 »die zweite Schuld der Deutschen« (»la seconde culpabilité des Allemands«)1, celle de ne pas avoir suffisamment purgé les institutions des personnels qui s’étaient rendus coupables d’actions répréhensibles, voire de crimes à l’époque nazie.

1 Ralph Giordano, Die zweite Schuld oder Von der Last Deutscher zu sein, Hamburg 1987.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Manfred Görtemaker, Christoph Safferling, Die Akte Rosenburg. Das Bundesministerium der Justiz und die NS-Zeit, München (C. H. Beck) 2016, 588 S., 19 Abb., ISBN 978-3-406-69768-5, EUR 29,95., in: Francia-Recensio 2018/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45582