L’année 2014 a vu naître une multitude d’initiatives – médiatiques, éditoriales, académiques, muséales, pédagogiques … – en rapport avec le centenaire de la Première Guerre mondiale. Cette vague mémorielle était attendue en France où l’intérêt pour ce conflit n’a cessé de s’accroitre depuis les années 1980. Elle était plus improbable en Allemagne où cet intérêt est depuis longtemps bien moindre; elle n’y a été que plus remarquable. Parmi les initiatives universitaires qui ont vu le jour en 2014, un colloque tenu en mai à Francfort-sur-le-Main s’intéressait à sa manière aux événements survenus un siècle plus tôt: il s’agissait moins d’aborder le déclenchement de la guerre sous l’angle des relations diplomatiques que d’éclairer le contexte mental d’avant-guerre pour y déceler les conditions ayant rendu possible l’éclatement d’un conflit de grande ampleur.

Les contributions à ce colloque ont débouché sur la publication du présent ouvrage collectif. Ainsi que le rappellent Nils Löffelbein et Silke Fehlemann en introduction, celui-ci se veut le reflet des recherches actuelles sur l’Europe de 1914. Les articles qui le composent adoptent dès lors des perspectives diverses et ils abordent des thèmes variés; ils sont néanmoins organisés en trois parties principales respectivement consacrées aux attentes de la guerre, aux espoirs de paix et aux mobilisations du début du conflit.

La première partie porte sur les différentes représentations d’une possible guerre, en lien avec la socialisation et les expériences passées des acteurs concernés. Nils Löffelbein étudie ainsi les médecins militaires et la manière dont ils perçoivent l’effet des armes modernes: malgré leurs efforts pour prendre en compte les évolutions du combat, ils sous-estiment largement les effets de l’artillerie tout en surestimant leurs propres capacités de soin. L’inadaptation des plans sanitaires qui en résulte a des conséquences catastrophiques sur le niveau des pertes au début du conflit. Arndt Weinrich se penche sur la guerre russo-japonaise de 1904–1905 en tant qu’elle ouvre un champ d’observation pour les militaires européens: si ceux-ci repèrent bel et bien dans les premières batailles de matériel un tournant, ils n’en tirent pas d’enseignement pour réorienter leurs pratiques et ils continuent de voir dans l’attitude offensive du Japon la principale explication de sa victoire.

Dans la lignée de ses nombreux travaux sur la culture des armes à feu, Dagmar Ellerbrock rappelle que dans l’empire allemand, les efforts pour limiter la vente et l’usage de ces armes ont échoué avant 1914: seule la guerre permet finalement d’aboutir à une réglementation plus stricte. Ulrike Lindner se tourne quant à elle vers les colonies, principal champ d’expérimentation guerrière des Européens au début du XXe siècle. Plus que sur le lien qui pourrait être fait entre pratiques expérimentées lors des guerres coloniales et violences exercées lors de la Première Guerre mondiale, l’auteure insiste sur les ruptures: les situations dans les colonies et en Europe sont trop différentes pour permettre une simple continuité. Elle ajoute que l’action des puissances coloniales est alors moins marquée par la concurrence que par une coopération qui s’appuie sur un sentiment partagé de supériorité face aux peuples indigènes.

La deuxième partie, consacrée aux espoirs de paix, s’attache successivement aux mouvements pacifistes socialistes, bourgeois ou encore féminins. Wolfgang Kruse rappelle que le mouvement socialiste fournit le gros des militants pacifistes. Pour autant, avant même l’échec de l’été 1914, la collaboration internationale pour contrer une guerre jugée fratricide s’avère difficile. Les ruptures idéologiques entre les tendances socialiste et bourgeoise sont en effet redoublées par des divergences dans les contextes socio-politiques et les conditions de structuration des mouvements pacifistes d’un pays à l’autre, notamment entre Europe de l’Ouest et Europe centrale.

Dans sa contribution sur la »mission Müller« auprès des socialistes français, Joachim Schröder détaille les tentatives franco-allemandes d’éviter la guerre jusqu’à la dernière minute. Il reste que la méfiance et le repli national passent finalement avant la solidarité de classe. La crainte de remettre en cause l’intégration des ouvriers dans la société wilhelminienne encourage les socialistes allemands à voter les crédits de guerre; le stéréotype du militarisme prussien encourage la gauche française à se rallier à l’Union sacrée. Quant à Annika Wilmers, elle montre que la marge de manœuvre des femmes pacifistes pour empêcher le conflit est réduite. Le mouvement des femmes se fragmente, la crainte de mettre en danger la reconnaissance obtenue à travers la participation aux œuvres de secours patriotique joue en faveur d’un ralliement à l’effort de guerre national. Le Congrès des femmes pour la paix qui se tient à La Haye en avril–mai 1915 reste une initiative isolée qui ne masque pas les divisions.

La troisième partie porte sur les formes de mobilisation qui touchent différents groupes sociaux au cours de la seconde moitié de l’année 1914 et au-delà. Dittmar Dahlmann traite de la situation en Russie: la société y est très hétérogène et l’armée n’y est pas préparée à la guerre moderne. L’éclatement du conflit entraîne de fortes tensions, qui s’expriment à la mobilisation par des émeutes, des révoltes et des pillages face à des autorités largement dépassées. Gerd Krumeich revient sur ses travaux à propos des relations franco-allemandes pendant la crise de juillet. De part et d’autre, chacun est convaincu d’avoir affaire à une guerre défensive; dans les deux cas également, la politique du risque calculé est partagée par les dirigeants et les populations. Steffen Bruendel souligne la cohabitation de divers états d’esprit au début de la guerre (selon les générations, les milieux, les sexes, les régions …) et se livre à un retour historiographique sur le »vécu d’août 1914« (Augusterlebnis) en Allemagne, dont les interprétations ont évolué au gré des contextes.

Bérénice Zunino montre que les représentations de la guerre sont présentes dans la littérature enfantine patriotique en amont du conflit, sous une forme stylisée. Ces images contribuent à une fascination facilement exacerbée en 1914 – quand bien même elles restent éloignées de la réalité des tranchées. Silke Fehlemann étudie la figure de la mère prenant congé de son fils. En Allemagne, c’est moins l’image de la mère héroïque qui domine que celle de la mère courageuse, surmontant sa détresse personnelle pour inciter son fils à faire son devoir. C’est une différence d’avec la Grande-Bretagne, où la propagande cherche à pallier l’absence de conscription par la mise en scène de mères enthousiastes pour contribuer au recrutement de volontaires.

Une dernière partie est toute entière constituée d’une contribution de Christoph Cornelißen, qui revient sur les tendances de la recherche sur la Première Guerre mondiale telles qu’elles se sont exprimées depuis 2014. Elles concernent le renouveau des controverses sur les causes de la guerre, l’histoire globale du conflit – prenant en compte aussi bien les empires que les périphéries – et enfin, pour le cas allemand, l’approche locale, qui reflèterait la signification retrouvée de la »Grande Guerre« dans la société allemande, expliquant du même coup l’écho médiatique considérable du sujet en 2014. Ce dernier chapitre, quoiqu’éclairant, s’écarte des études de cas qui précèdent plus qu’il ne vient en tirer des conclusions.

Finalement, le grand mérite de cet ouvrage est de considérer août 1914 comme un point de référence plus que comme une césure, afin de ne pas isoler a priori avant-guerre et temps de guerre et de faire porter l’attention sur le phénomène de la transition. À la lecture de l’ensemble, il ressort néanmoins une impression de grande hétérogénéité. La cohérence des deux premières parties apparait malgré, ou plutôt à travers leur diversité: entre »guerre inévitable« (Wolfgang J. Mommsen) et »guerre improbable« (Holger Afflerbach), les contributions reflètent le large éventail des représentations du conflit, leur simultanéité et leur coexistence; les »chemins vers l’inconnu« sont en effet pluriels. Dans les deux parties suivantes, la logique ayant présidé au choix des articles est en revanche beaucoup plus floue et on peine à y déceler la poursuite, pour en saisir l’évolution, des thématiques traitées dans les parties précédentes.

Aujourd’hui encore, on se demande comment on a pu passer en quelques semaines d’une paix apparemment profonde à un conflit si virulent. Cet ouvrage, qui ambitionne de cerner les conditions structurelles d’un tel basculement, ne permet pas d’élucider complètement la question, d’autant que les thématiques abordées ici se limitent aux représentations culturelles (à l’exclusion des sujets économiques, sociaux, militaires), et que malgré des ouvertures comparatistes, l’accent est surtout mis sur l’histoire allemande. Mais il en éclaire sans aucun doute certains aspects culturels.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Élise Julien, Rezension von/compte rendu de: Nils Löffelbein, Silke Fehlemann, Christoph Cornelißen (Hg.), Europa 1914. Wege ins Unbekannte, Paderborn, München, Wien, Zürich (Ferdinand Schöningh) 2016, 287 S., 7 s/w Abb., ISBN 978-3-506-78572-5, EUR 39,90., in: Francia-Recensio 2018/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45588