La biographie d’Erich Honecker que propose Martin Sabrow précise d’emblée que celle-ci porte sur la période qui a précédé celle qui l’a vu devenir un homme politique puis d’État influent. Elle porte donc sur ses années d’apprentissage puis de mûrissement dans les conditions dangereuses du IIIe Reich pour un jeune communiste. Il s’agit de vérifier en quoi ces années ont formé ou déformé celui qui fondera en 1946 à Berlin-Est les jeunesses communistes sous le nom de Jeunesse libre allemande (Freie Deutsche Jugend, FDJ) dont il assurera la présidence jusqu’en 1955; puis sera chargé des questions de sécurité au sein du Comité central du SED et sera un responsable majeur, à ce titre, de la construction du Mur en 1961 avant de remplacer en 1971 Walter Ulbricht à la tête du parti communiste de RDA, le Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (SED), avec le titre de premier secrétaire, puis, à partir de 1976, de secrétaire général du Comité central; ainsi qu’à la tête de l’État est-allemand en tant que président du Conseil d’État et président du Conseil national de défense.

Pour ce faire, M. Sabrow compile les innombrables textes officiels parus sur Erich Honecker, les CV que celui-ci a été amené à rédiger à de multiples occasions de sa carrière, et tout particulièrement les (auto)biographies que celui-ci et le parti ont autorisées, »Skizze seines politischen Lebens« (Berlin-Est, 1976) et surtout »Aus meinem Leben« (Berlin-Est, 1980). M. Sabrow explique admirablement dans l’introduction qu’il faut voir dans ces textes des narratifs codifiés qui servent à défendre un narratif officiel de l’histoire du SED et de la RDA en même temps qu’un narratif qui permet au parti d’avoir la maîtrise jusque du passé des acteurs de sa propre histoire – pour maintenir son emprise sur eux et les contrôler. Il ne peut être que tentant de vérifier l’adéquation de ces récits orientés à des fins de propagande avec les réalités historiques et les archives accessibles pour en dénoncer le caractère mensonger.

Martin Sabrow procède de façon beaucoup plus subtile, il ne cherche pas à rectifier Erich Honecker en le convainquant d’erreurs délibérées dans le récit qu’il fait de sa vie, il le replace dans son contexte historique, économique et politique pour expliquer ses choix au-delà du narratif hagiographique. Quand par exemple, Erich Honecker décide de ne pas aller travailler à la mine contrairement à la tradition familiale, il rappelle que ce qui apparaît au premier abord comme une rupture personnelle est lié à la crise des débouchés que connaît alors le charbon sarrois, qui réduit le salaire des mineurs à un salaire de misère, tout juste suffisant pour survivre. Et Sabrow de rappeler dans ce contexte qu’avant de s’engager dans un apprentissage pour devenir couvreur, Honecker a fait l’expérience de la culture de la terre dans une ferme du Mecklembourg oriental, qu’il a eu la tentation de s’y établir. Mais cet épisode de deux années est ignoré des biographies officielles parce qu’il ne permettait pas de lisser une biographie prolétarienne sans interruption qui permette de faire passer le jeune Erich directement de l’organisation des Jeunes pionniers aux Jeunesses communistes en 1928. Il a alors 16 ans.

Martin Sabrow remonte aux origines de la famille Honecker – tout en prenant la précaution de dire qu’Erich Honecker n’en avait sans doute pas connaissance. La famille a eu deux lignées, l’une suisse de fermiers aisés, l’autre émigrée en Sarre, devenue une famille de mineurs qui, en raison de la politique d’assistance sociale menée par un patronat sarrois paternaliste, n’étaient pas, jusqu’à la crise de 1930, prolétarisés mais représentaient plutôt le type du mineur paysan, une couche sociale urbaine située entre simples mineurs et petits propriétaires ayant leur maison et leur jardin.

La jeunesse d’Erich Honecker en Sarre est l’occasion pour Sabrow de rappeler la charge émotionnelle que celle-ci a eue jusqu’à la fin de sa vie pour lui, ce qui transparaissait déjà dans les visites que sa famille sarroise lui a faites en RDA et a transparu de façon sensible lors de sa venue en visite d’État en RFA en 1987, un rappel qui lui permettait tout autant de saluer personnellement sa famille restée en Sarre que d’établir un pont entre l’Est et l’Ouest pour rapprocher, au-delà des divergences entre systèmes politiques et économiques, les deux Allemagnes. À son retour du Mecklembourg, Erich Honecker s’intègre pleinement dans la vie d’un agitateur des Jeunesses communistes pour lequel celles-ci comme bientôt le Kommunistische Partei Deutschlands (KPD) vont devenir son milieu vital. À 17 ans, il reçoit »l’ordination« comme communiste à l’école du Komintern pour la jeunesse à Moscou.

Martin Sabrow analyse longuement le comportement d’Erich Honecker lors de son année de formation et ce que cela a représenté dans son développement individuel. Il qualifie Honecker de »hardliner souple« (»geschmeidiger Hardliner«, p. 63), sensible aux contacts personnels – il sera sa vie durant un admirateur d’Ernst Thälmann pour lequel il instaurera un véritable culte en RDA, de Staline aussi après l’avoir rencontré – ce qui influencera via Herbert Wehner ses relations avec la RFA. Mais il pouvait être aussi d’une rigidité effarante moins idéologique – ce n’était pas un théoricien du communisme – qu’en matière de discipline – et de naïveté – politique. Non seulement le parti aura à ses yeux toujours raison, mais de plus les conclusions scientifiques tirées de l’histoire par le marxisme-léninisme lui feront croire jusqu’au bout, y compris en 1989 et dans les années jusqu’à sa mort en 1992, que les échecs du communisme ne sont que des revers momentanés et qu’au bout du compte le communisme vaincra. Martin Sabrow a finalement cette belle en même temps qu’inquiétante formule pour expliquer la personnalité d’Erich Honecker: »Il associe le comportement d’un cadre stalinien du parti à celui d’un représentant ouvrier sarrois« (p. 78).

C’est avec le même souci de précision historique que M. Sabrow démonte le langage »unitaire« du jeune communiste Honecker jusqu’en 1935. Celui-ci fait croire avant la lettre à l’adoption d’un front unitaire contre le fascisme dès 1931 quand il prône »l’unité du mouvement ouvrier par le bas«. Il s’agit, en fait, pour le parti communiste de débaucher les militants sociaux-démocrates, le SPD en tant qu’organisation rivale restant condamnée comme suppôt »social-fasciste« de la bourgeoisie. Il n’est pas question de faire alliance avec le SPD, mais de le vider de sa substance au profit du KPD, dans une période où les communistes allemands, Honecker compris, se bercent de l’illusion que l’arrivée au pouvoir des nazis entrainera immanquablement, par réaction, l’avènement du communisme. La capacité du cadre stalinien de susciter la sympathie des personnes et de les réorganiser pour mieux les protéger se retrouve dans le combat clandestin qu’il mène, à la demande du KPD, dans la Ruhr à partir de l’été 1933 (voir le chapitre 1 de la deuxième partie »Après Hitler, ce sera notre tour«, p. 84 et suivantes).

Mais la réalité est plus forte que les illusions: Erich Honecker est arrêté une première fois à Essen en février 1934 par la Gestapo, dont un mouchard s’était infiltré dans les rangs du KPD de la Ruhr. Le hasard lui permet de prendre la fuite en Hollande – et non pas comme son autobiographie voudrait le faire croire, après avoir poursuivi le travail clandestin dans la Ruhr pendant quelques mois encore. Mais il reprend bien ensuite ses activités clandestines, cette fois à Berlin, sur lesquelles Sabrow reconnaît qu’on ne dispose, par la force des choses, que d’informations très partielles ou de recoupements possibles (p. 275). Il rentre alors dans une Allemagne qu’il a du mal à reconnaître parce qu’elle est »pacifiée« au prix de sa nazification et ne permet guère d’activités politiques hostiles au régime dans la rue.

Cela ne lui interdit pas de voyager et de se rendre à Prague pour y recevoir des instructions. Avec d’autres militants clandestins Erich Honecker est pourtant arrêté au début du mois de décembre 1935 à la gare d’Anhalt à Berlin-Kreuzberg, où des échanges de courriers avaient lieu. Son séjour dans la prison de Moabit, son procès devant le Volksgerichtshof ont profondément marqué Erich Honecker. Cette période de sa vie lui est revenue douloureusement en mémoire quand en 1989 sa résidence à Wandlitz a été perquisitionnée suite à sa déchéance politique, et plus encore en 1992, quand, après avoir pris la fuite à Moscou puis avoir été extradé en Allemagne, il s’est retrouvé à nouveau incarcéré à Moabit. Où, malade, il se lamentera plutôt qu’il ne se livrera à un sérieux examen de conscience sur les torts et méfaits du communisme qu’il avait servi.

Cette biographie du jeune Erich Honecker n’a que des mérites. Elle est un modèle de recherche historique qui ne cesse de croiser ses informations et les présente dans un style posé et sobre, tout sauf dénonciateur ou polémique. C’est cela qui rend crédible les rectifications qu’elle apporte, contre les mensonges et les hypocrisies des discours officiels et des hagiographies individuelles. L’objet de l’ouvrage n’est pas de dénoncer ou inversement de rendre la personnalité d’Erich Honecker sympathique en provoquant une réaction soit d’admiration pour le travail clandestin effectué au risque de sa vie ou un sentiment de commisération pour la victime de l’histoire qu’il aurait été. Son objet est d’expliquer, de faire la part des choses pour mieux faire connaître celui qui a par la suite présidé aux destinées de la RDA de 1971 à 1989. Martin Sabrow y parvient pleinement et cela est d’autant plus remarquable qu’Erich Honecker semble avoir toujours plus ou moins cherché à entretenir le secret autour de sa personnalité pour la rendre aussi anonyme que possible.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jérôme Vaillant, Rezension von/compte rendu de: Martin Sabrow, Erich Honecker. Das Leben davor. 1912–1945, München (C. H. Beck) 2016, 623 S., 62 Abb., ISBN 978-3-406-69809-5, EUR 27,95., in: Francia-Recensio 2018/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45590