Ce livre s’inscrit dans un renouveau des études relatives à la Réforme catholique et à la fondation de congrégations religieuses au XVIIe siècle. Il suffit de songer au livre de Seán Alexander Smith sur les missions des lazaristes à Madagascar et aux îles Mascareignes1, à celui de Matthieu Bréjon de Lavergnée sur l’histoire des Filles de la Charité2 ou à celui de Bernard Pitaud sur Monsieur Olier3. Tout en rendant hommage à la biographie monumentale de Monsieur Pierre Coste4, l’auteur entend se démarquer d’une hagiographie qui cède au providentialisme ou d’une vision théologique qui ne remet pas en question la chronologie traditionnelle. Sensible aux avancées qu’ont apportées les travaux de Philip Benedict, Barbara Diefendorf, Denis Richet ou Alain Tallon sur la Ligue et les dévots tout comme ceux de Joseph Bergin sur l’État monarchique, l’auteur centre son analyse sur les efforts par lesquels Vincent de Paul crée, caractérise et articule une vision spécifique et efficace de la vie et du travail missionnaires. Celui-ci demeure bien évidemment le principal protagoniste de cette biographie, mais l’accent est mis sur son immersion précoce à l’intérieur du milieu dévot parisien et l’ensemble des ressources qu’il a pu en tirer pour son action pastorale (deux appendices sont consacrés aux dotations dont il a bénéficié).

Une première partie est consacrée aux débuts de Vincent de Paul dans la capitale. L’auteur montre bien que le jeune théologien, une fois sorti de l’université de Toulouse, cherche dans la capitale des appuis aristocratiques et des soutiens financiers: il joint à la place d’aumônier dans la maison de Marguerite de Valois la possession d’une abbaye cistercienne in commendam que lui résigne Paul Hurault de L’Hospital, archevêque d’Aix, moyennant le versement de la pension d’un tiers du revenu. Surtout, c’est Bérulle qui oriente de manière décisive sa future carrière: d’une part il lui fait prendre la cure de Clichy qu’il demande à François Bourgoing, récemment entré dans la toute nouvelle congrégation de l’Oratoire de lui résigner; c’est sans doute là que Vincent de Paul entre en relation avec le milieu familial des Marillac par les Hennequin, seigneurs du lieu qui leur sont apparentés. D’autre part, Bérulle l’introduit auprès de Philippe-Emmanuel de Gondi et de son épouse Marguerite: il devient le directeur spirituel de cette dernière et précepteur de leurs enfants.

Ce patronage sera essentiel dans le développement de ses œuvres. Mais il convient de se défaire de clichés véhiculés par l’hagiographie. Le sermon prononcé à la mission de Folleville le 25 janvier 1617 n’a pas eu l’importance que lui accorde la tradition vincentienne qui, en 2017, a célébré le quatrième centenaire du »charisme« de son fondateur. Plus importantes sont les pratiques pastorales mises en œuvre: confession générale, communion et instruction catéchétique. Le soudain départ à Châtillon-les-Dombes en 1617 n’est pas seulement lié, comme l’a répété l’hagiographie, à une motion intérieure de l’Esprit saint qui le pousse à aller »dans quelque province éloignée«: c’est une proposition de Bérulle qui vient de fonder une maison de l’oratoire à Lyon, mais ne souhaite pas envoyer de membres de sa propre congrégation à Châtillon, comme le demande l’archevêque.

La ville n’est d’ailleurs pas non plus »la paroisse de perdition« décrite par l’hagiographie: Vincent de Paul a su, au contraire, tirer parti de la vibrante religiosité des fidèles et lui propose une structure additionnelle d’expression dans la confrérie de charité qu’il met en place. L’innovation réside plutôt dans la place qu’il reconnaît aux femmes laïques d’exercer des responsabilités; les consœurs ont un vrai pouvoir sur leurs propres activités: il s’agit de disposer des âmes au salut et l’on peut reconnaître dans le dispositif une inspiration salésienne.

Il convient, de la même façon de réévaluer la pratique pastorale à la cure de Clichy où Vincent de Paul découvre un peuple qui acquiesce »de bon cœur« aux initiatives de son curé et à l’observance sacramentelle qu’il demande: cette humilité spirituelle de paysans qui indique à leur pasteur le sens de sa vocation rejoint le thème développé par le jésuite Surin dans sa lettre sur l’illettré éclairé (1630). Par contraste, l’ignorance religieuse qu’il rencontre sur les autres terres des Gondi le renvoie à la nécessité de fonder la mission sur une instruction, à commencer par le catéchisme mais aussi par la formation des clercs eux-mêmes.

La deuxième partie s’attache à l’»anatomie« de la mission. Vincent de Paul opte à partir de 1618 pour la fondation d’une congrégation fixe avec des assises matérielles solides: il devient chapelain et principal du collège parisien des Bons-Enfants. Ici encore le patronage des Gondi est essentiel au projet, mais impose aussi des contraintes à son action. L’auteur montre bien les réticences des congrégations romaines devant une congrégation qui transcende les frontières diocésaines, refuse la possession personnelle de bénéfices: celle de la Propaganda Fide n’admet que des missions itinérantes et ne voit dans le projet qu’un nouvel ordre qui s’exempte de l’autorité épiscopale; devant celle des évêques, le fondateur insiste au contraire sur le fait que les missionnaires seront envoyés par les ordinaires des lieux et leur voueront obéissance, reprenant en quelque sorte l’argumentaire que Bérulle avait lui-même employé pour défendre la fondation de l’oratoire.

L’installation au prieuré Saint-Lazare ne se fait pas sans conflits forts, l’ancien prieur qui a résigné son bénéfice souhaitant qu’une forme de vie monastique y subsiste cependant que les réformateurs de l’abbaye de Sainte-Geneviève s’indignent qu’une communauté séculière s’empare d’une maison qu’ils pourraient eux-mêmes reprendre. À ces attaques, le fondateur de la congrégation de la Mission répond par sa persévérance, sa faculté d’adaptation et le recours au puissant patronage du cardinal de La Rochefoucauld.

L’auteur évoque ensuite (ch. 5) l’esprit de corps qu’ a voulu insuffler le fondateur : par ses propos et ses pratiques la cohorte des missionnaires lazaristes, qui se déplace de novembre à juin et s’installe de deux à quatre semaines dans une paroisse développe un ethos de groupe: elle refuse le bruit et l’ostentation, les pénitences et flagellations publiques, mais opte pour un style familier qui donne la priorité à l’instruction catéchétique sur le discours de controverse, proportionne le sermon à la capacité et à l’éducation des auditeurs, utilise tout un matériel dévotieux (livrets chapelets, images, indulgences) vise à la conversion de tous et insiste sur la mutuelle dépendance entre évangélisateur et évangélisés puisque la sanctification du missionnaire passe d’abord par le travail de la mission et l’interaction qui s’y établit. L’auteur souligne aussi les emprunts faits à Thomas a Kempis, Benoît de Canfield, François de Sales ou Louis de Grenade.

La troisième partie envisage l’expansion de la congrégation. La formation du clergé s’opère selon un triple dispositif. Il y a d’abord le séminaire interne, situé à Saint-Lazare qui reçoit de trente à quarante séminaristes pendant deux ans: plus de six cents lazaristes y ont été éduqués. Il ne s’agit pas d’une institution académique, mais bien plutôt d’un lieu où acquérir et enraciner les vertus missionnaires de telle sorte qu’elles deviennent un habitus et où se nourrir par des lectures spirituelles: Rodriguez, Scupoli, François de Sales, François-Xavier.

Il y a ensuite les retraites d’ordinands: au départ cinq ou six de dix jours par an à Saint-Lazare, où est proposé un programme de méditation salésienne: il s’agit de rappeler les traits essentiels de la vocation en insistant sur la prière mentale, une théologie pratique et l’apprentissage des cérémonies liturgiques, dans une proximité évidente avec l’entreprise de Bourdoise à Saint-Nicolas du Chardonnet. À partir de 1642, Vincent de Paul opte délibérément pour la formule du »grand« séminaire, c’est-à-dire un séminaire d’adultes se préparant aux ordres majeurs pendant une année et renvoie les »petits« séminaristes qui étudient encore les humanités au séminaire Saint-Charles situé à Saint-Lazare. La formule tridentine du séminaire d’enfants lui paraît être source d’une trop grande déperdition.

Au séminaire des Bons-Enfants qui reçoit une quarantaine d’adultes, la dévotion, centrée sur l’Eucharistie vise à développer une spiritualité sacerdotale autour du Christ prêtre; le cours de théologie s’articule à la pratique pastorale qui doit suivre: Vincent de Paul n’entend pas mener les futurs prêtres sur les hauteurs de la théologie mystique ou abstraite, préférant un curriculum simple de théologie doctrinale scolastique, de philosophie et de théologie morale, et donnant une importance égale à l’effort intellectuel et à l’inculcation de la piété. Enfin la Conférence des mardis réunit un groupe de clercs dévots de type apostolique, qui s’apparente, par bien des aspects, aux congrégations mariales organisées par les jésuites dans leurs classes de théologie: par leur régime quotidien de vie, leurs méditations, leurs lectures et leurs examens de conscience, ils constituent une compagnie d’élite, une sorte de confrérie destinée à occuper de hauts postes de l’administration diocésaine.

Les patronages des Grands et de la cour n’ont pas manqué à Vincent de Paul qui n’a pas même besoin de les solliciter et qui ont été croissant. D’une part les dévots qui viennent chercher une direction spirituelle à Saint-Lazare ou qui appartiennent aux familles des religieuses des couvents de la Visitation dont il est le supérieur trouvent, dans les œuvres qu’il développe, un débouché à leur zèle charitable: il suffit de songer au commandeur et ancien ambassadeur Noël Brulart de Sillery (pour Troyes et Annecy), mais aussi à Richelieu et à la duchesse d’Aiguillon qui installent, dans un but de reconquête catholique, les lazaristes dans des régions marquées par une forte présence huguenote (Richelieu, Sedan). Mais ces patronages évoluent aussi du fait de l’arrivée sur les sièges épiscopaux de prélats soucieux d’assurer une solide formation à leurs clercs: l’appel aux lazaristes est pour eux l’occasion d’ouvrir un séminaire ou de lui assurer la stabilité qui lui manquait. Les liens interpersonnels noués à Paris ont pu jouer (ainsi à Cahors avec Alain de Solminihac ou à Périgueux avec Philibert Brandon), ou l’ancienne appartenance à la Conférence des mardis. Toujours est-il que ces patronages font basculer la congrégation vers la formation du clergé: onze des dix-neuf maisons de la congrégation à la mort du fondateur sont des séminaires selon une régionalisation où le Sud-Ouest est prépondérant.

L’auteur consacre à la mission des laïques la quatrième partie de son ouvrage. Elle insiste à juste titre sur le choix privilégié de la forme de la confrérie de charité par Vincent de Paul, coquille malléable et adaptable aux circonstances et au terrain. Il abandonne très rapidement l’idée d’une mixité pour permettre aux femmes d’exercer pleinement toutes les responsabilités. Dès la fin des années 1640, plus de vingt paroisses parisiennes ont des confréries de charité. La plus étudiée a été celle des Dames de charité de l’Hôtel-Dieu qui rassemble plus de120 et même jusqu’à 300 femmes issues des rangs de la noblesse de robe ou d’un négoce prospère.

Vincent de Paul ne fait souvent que ratifier, après réflexion et expérience, des initiatives prises d’abord en dehors de lui dans les groupes paroissiaux par des femmes comme la présidente Goussault ou des membres des familles Lamoignon ou Luillier et bien évidemment Louise de Marillac dont les Filles de la Charité essaiment hors de Paris à partir de 1638. Il cherche surtout à fédérer par des directives communes l’ardeur envers les pauvres et les malades lors des assemblées annuelles des groupes paroissiaux.

Le chapitre 10 examine les relations, tout à la fois étroites et complexes, qu’entretiennent les deux congrégations de la Mission et des Filles de la Charité avec la Compagnie du Saint-Sacrement: Vincent de Paul se trouve au carrefour de toutes les initiatives dévotes de la capitale, ce qui n’implique pas qu’il faille automatiquement attribuer des missions des lazaristes à celle-ci. Il peut y avoir une coopération féconde comme à Marseille; il peut aussi y avoir des tensions fortes et l’auteur examine de manière approfondie, par comparaison avec la fondation de l’hospice du Saint-Nom-de-Jésus, les raisons des réserves vis-à-vis de la création de l’Hôpital général.

Vincent de Paul a-t-il eu le pouvoir de faire ou de défaire des carrières ecclésiastiques? L’humilité qu’il y déploie n’est ni tromperie ni hypocrisie, mais instrument pour contrebalancer l’inégalité sociale face à la richesse et au pouvoir des Grands qu’il n’entend pas flatter. Nommé par la duchesse d’Aiguillon vicaire général de plusieurs abbayes dont Richelieu avait été titulaire il exerce de 1642 à 1659 le droit à présenter des candidats à de nombreux bénéfices, non sans soumettre ses choix au patron en titre: il choisit en général des prêtres issus des diocèses où sont situés les bénéfices et dont il a pu repérer les qualités soit aux retraites des ordinands soit aux Conférences des mardis. Pour les nominations d’évêques au Conseil de conscience, son rôle ne doit pas être surévalué, car il n’est pas le seul à proposer des candidats, même si quatre futurs évêques ont participé à la Conférence des mardis: son expertise est appréciée en tant qu’informateur, pour sa capacité à rassembler des données et son talent de négociateur dans les conflits. Mais ses propositions peuvent aussi échouer, et lorsque la monarchie se rend à ses raisons, c’est que pour telle nomination, elle n’a pas de priorité politique qui contrecarrerait sa proposition. Au reste, beaucoup de décisions se prennent en dehors du Conseil, que Mazarin, après la Fronde, tend à prendre pour une chambre d’enregistrement.

Un dernier chapitre présente l’attitude de Vincent de Paul au moment où le champ dévot se fragmente et se polarise entre jansénistes et antijansénistes. Après »De la fréquente communion« d’Antoine Arnauld (1643), il s’affirme de plus en plus ouvertement antijanséniste: non seulement la pratique pastorale des missions contraste violemment avec les refus et les délais d’absolution, mais c’est la déformation de l’enseignement sotériologique de saint Augustin qui est visée. Il rédige même un traité en s’appuyant sur le »Traité de l’amour de Dieu« de François de Sales et en insistant sur le fait que la grâce ne fait pas défaut à ceux qui acceptent le calice du salut.

C’est le mauvais usage du libre arbitre qui mène à la damnation. Dans cette querelle, l’humilité de Vincent de Paul (et sa sincérité) est souvent critiquée, ses détracteurs mettant en cause ses capacités intellectuelles et celles des lazaristes à traiter des matières théologiques: en fait c’est l’ethos de la congrégation et ses stratégies missionnaires qui sont visés. S’il n’est pas un protagoniste majeur dans la querelle, il a, en revanche, contribué à rassembler des signatures d’évêques pour demander à Innocent X de condamner les cinq propositions attribuées à Jansenius.>

Au total, cette biographie, qui est retournée aux sources mais a également lu l’ensemble de la bibliographie, reprend l’ensemble des données en les situant par rapport aux problématiques actuelles d’histoire socio-culturelle: les contraintes qui s’exercent sur l’action sont analysées avec acuité et l’on voit comment Vincent de Paul sait avec intelligence se saisir des leviers qui sont à sa disposition.

1 Seán Alexander Smith, Fealty and Fidelity. The Lazarists of Bourbon France 1660–1736, Farnham, Surrey 2015.
2 Matthieu Bréjon de Lavergnée, Histoire des Filles de la Charité XVIIe–XVIIIe siècle, Paris 2011.
3 Bernard Pitaud, Jean-Jacques Olier (1609–1657), Namur, Paris 2017.
4 Pierre Coste, Le Grand Saint du Grand Siècle. Monsieur Vincent, Paris 1932.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Dominique Julia, Rezension von/compte rendu de: Alison Forrestal, Vincent de Paul, the Lazarist Mission, and French Catholic Reform, Oxford (Oxford University Press) 2017, X–312 p., 1 b/w map, ISBN 978-0-19-878576-7, GBP 70,00., in: Francia-Recensio 2018/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45715