Dans ce livre consacré aux »relations extérieures inégales« et au »patronage par-delà les frontières«, Tilman Haug propose une relecture des relations entre la couronne de France et les électorats ecclésiastiques de 1648 à 1679. Issu d’une thèse présentée devant l’université de Berne, l’ouvrage est publié dans la collection »Histoire des relations extérieures dans de nouvelles perspectives«, et c’est bien là l’objectif affiché, dès l’introduction, par l’auteur.

Cette introduction détaillée, à la fois théorique et fondée sur une présentation de l’apport spécifique de ses sources pour sa problématique, présente sans ambages l’ouvrage comme un manifeste en faveur d’une »autre« histoire des relations internationales. L’auteur reprend en premier lieu les renouvellements importants apportés par son directeur de thèse Christian Windler, dont la démarche centrée sur les acteurs est ici mise en regard avec les travaux fondateurs de Wolfgang Reinhard autour, notamment, de la notion de »micropolitique«. Les réflexions d’Hillard von Thiessen constituent une deuxième inspiration forte de cet ouvrage, en ce qu’ils fournissent l’outillage conceptuel nécessaire à un travail sur les paramètres tels que la confiance, ou encore la corruption, qui influencent les acteurs dans leurs négociations.

Tilman Haug retire de la lecture de Windler et de Thiessen la conviction que ces rapports se comprennent davantage à travers les pratiques de leurs acteurs informels que dans le cadre des macrostructures; il procède à une nuanciation du caractère »étatique« et donc »international« de ces relations, préférant parler de »relations extérieures«, concept forgé du reste par Christian Windler et Hillard von Thiessen dans un ouvrage collectif paru il y a quelques années. L’auteur se réclame enfin de »l’histoire culturelle du politique«, dont les travaux de Barbara Stollberg-Rilinger sont l’illustration peut-être la plus connue des historiens modernistes spécialistes du Saint-Empire. Reprenant la définition sociologique du concept de »Kultur« selon laquelle l’homme serait, pour reprendre l’expression d’Ernst Cassirer, un »animal symbolique«, il postule que les acteurs communiquent à l’intérieur de structures sémiotiques qui se manifestent à travers le discours et un certain nombre d’éléments symboliques. C’est là, et non dans la trame événementielle des relations diplomatiques, que se trouve pour l’auteur le cadre principal des »relations extérieures« car les acteurs y négocient et renégocient en permanence »ce qu’ils considèrent comme les règles du politique«.

La première des trois parties de l’ouvrage est consacrée aux »acteurs, réseaux et conflits« dans le contexte de la relation asymétrique qui lie les électorats ecclésiastiques de Cologne et de Mayence au royaume de France entre la paix de Westphalie et la paix de Nimègue (1648–1679). L’auteur prend soin de replacer cette relation dans le contexte des rapports qu’entretient la France sous Mazarin puis Louis XIV avec les Reichsstände. Il se livre à une analyse du patronage et de l’entrelacement d’intérêts de diverse nature (Verflechtung) comme phénomènes structurants de l’action des hommes engagés dans la conduite des affaires étrangères. En reprenant côte à côte la notion désormais classique de patronage et le concept de »Verflechtung« proposé en 1979 par Wolfgang Reinhard pour approfondir l’analyse des groupes dirigeants au-delà des phénomènes que permettait d’appréhender un approche en terme d’interactions et de réseaux, l’auteur propose une relecture des relations entre la France et les électeurs ecclésiastiques qui tient compte des appartenances et des loyautés parfois contradictoires.

Cette approche est présentée comme résolument opposée à une histoire institutionnelle contre laquelle, du reste, Amédée Outrey nous mettait en garde en 1953 dans un article intitulé »Histoire et principes de l’administration française des Affaires étrangères«. L’auteur n’esquive pas la question du rôle des identités »nationales« dans une deuxième partie dédiée à la perception réciproque et à la communication. La question de la confiance et de la politesse occupent une place centrale dans la réflexion: la confiance est traitée comme un élément dynamique, une construction voulue par les acteurs et, par conséquent, fragile autant que flexible.

La dernière partie est consacrée aux normes en vigueur dans les relations asymétriques, une attention particulière étant portée aux modalités de leur application pratique. La notion de marché est convoquée dans le but de rendre compte à la fois des logiques d’échanges et de relations sans négliger la prise en considération par les acteurs de leurs intérêts individuels dans le cadre de ces relations de patronage. La question de la réciprocité dans ces rapports est posée, le patronage supposant une loyauté qui, dans le cadre de la relation au roi de France, concurrent de l’empereur, peut passer pour une trahison.

L’auteur pose la question de l’imbrication des différentes échelles de l’action extérieure dans la diplomatie française, et consacre un chapitre aux débats très médiatisés suscités par les épisodes de »trahison«, de »corruption«, tout en ayant soin de replacer ces phénomènes dans le cadre sémiotique qui contribue à la renégociation des normes et à la construction de relations de patronage et d’entrelacement. Dans cette perspective, l’épisode connu de l’arrestation et de l’enlèvement de Guillaume de Fürstenberg par les troupes impériales en 1674 permet une relecture des événements diplomatiques, de la communication dans et sur la diplomatie puisque ce scandale suscite un débat public, et enfin des normes et de leur perception dans le concert diplomatique.

Le livre de Tilman Haug offre une réflexion forte sur les paradigmes scientifiques issus du tournant culturel de la fin du XXe siècle: il présente notamment un état des lieux utile des apports des théories scientifiques de la culture à l’histoire des relations »internationales«, apport généralement tenu pour acquis mais plus rarement problématisé ou discuté au miroir des sources. Il permet ainsi de poser de manière originale la question centrale de la spécificité de l’histoire à l’intérieur du champ des sciences sociales. L’enthousiasme de l’auteur pour ces théories au demeurant extrêmement stimulantes est contagieux et contribue au plaisir que l’on éprouve à la lecture de cet ouvrage convaincant.

On peut néanmoins regretter que, parfois, l’auteur n’adopte pas la même attitude critique face à ce corpus théorique que celle dont il fait preuve à l’égard des représentants d’une histoire plus politique des relations internationales. En effet, l’histoire culturelle du politique est désormais si bien établie, même parmi les tenants de ce que l’on appelait autrefois »l’histoire diplomatique«, qu’il semble pour le moins artificiel de construire deux »camps« antagonistes qui seraient incapables de partager certains concepts, voire d’entretenir un dialogue scientifique fructueux et pacifique. L’ouvrage de Tilman Haug n’en reste pas moins une contribution importante à l’histoire culturelle des relations internationales à l’époque moderne.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Indravati Félicité, Rezension von/compte rendu de: Tilman Haug, Ungleiche Außenbeziehungen und grenzüberschreitende Patronage. Die französische Krone und die geistlichen Kurfürsten (1648–1679), Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2015, 540 S. (Externa. Geschichte der Außenbeziehungen in neuen Perspektiven, 6), ISBN 978-3-412-22360-1, EUR 79,90., in: Francia-Recensio 2018/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45719