C’est au rôle et à la signification de l’image dans le luthéranisme des XVIe–XVIIIe siècles qu’est consacré le gros ouvrage (933 pages en deux volumes), publié à l’occasion du 500e anniversaire de la Réforme, de Johann Anselm Steiger, professeur de Kirchengeschichte à l’université de Hambourg, dont les travaux portent notamment sur la littérature de dévotion (Erbauungsliteratur) et plus généralement sur les liens entre théologie et spiritualité dans le luthéranisme aux XVIe et XVIIe siècles ainsi que, depuis quelques années, sur l’iconographie religieuse, essentiellement protestante, de l’époque moderne.

L’auteur a choisi pour terrain de son enquête les régions septentrionales de l’Empire – essentiellement le Nord de l’actuelle Basse-Saxe, le Schleswig-Holstein et le Mecklembourg-Poméranie occidentale avec quelques incursions dans le Nord de la Pologne, au Danemark et dans les pays baltes −, pour en dégager les spécificités au sein du luthéranisme. La Réforme, telle qu’elle s’implante et se développe rapidement dans ces régions dans la première moitié du XVIe siècle notamment sous l’influence du réformateur Johannes Bugenhagen (1485–1558), présentent des traits qui la distinguent de Wittenberg et des régions de l’Allemagne moyenne, à commencer par la langue (le Niederdeutsch) dans laquelle sont rédigés Bibles, ordonnances ecclésiastiques, recueils de cantiques et de prières. Quiconque a aujourd’hui eu l’occasion de visiter des églises protestantes de l’actuelle Basse Saxe, du Schleswig-Holstein ou du Mecklembourg, a sans doute été frappé par la richesse du décor intérieur de certaines églises, en particulier de l’époque baroque, qui contraste avec l’image un rien sévère que l’on s’en fait habituellement. Cette richesse témoigne de l’importance accordée dès l’époque de la Réforme − et non seulement à Wittemberg − à l’image, sous ses multiples formes, comme support pour la diffusion du message réformateur et l’édification des nouvelles communautés de foi et dont les régions étudiées sont autant de des vecteurs en particulier par leurs universités, leurs foyers artistiques et leurs presses.

Par le terme de »Gedächtnisorte« qui figure dans le titre de l’ouvrage, l’auteur entend moins la manière dont se manifeste le souvenir du passage à la Réforme dans les différents contextes locaux que les œuvres d’art créées entre le XVIe et le XVIIIe siècle qui font partie le plus souvent du décor intérieur des églises (autels, chaires, tribunes, buffets d’orgue, confessionnaux, épitaphes, pierres tombales, œuvres peintes à usage dévotionnel, objets sacrés ...) et à travers lesquelles se manifestent des aspects centraux de la théologie, de l’exégèse et de la spiritualité luthériennes.

Ce sont au total pas moins de 280 notices − qui se veulent être autant d’études de cas, fruit d’une abondante collecte sur place −, présentées dans l’ordre alphabétique des lieux étudiés et accompagnées d’une très riche iconographie (plus de 1200 illustrations dont on soulignera la qualité de la reproduction), qui sont rassemblées dans cet ouvrage. Ces notices et les reproductions qui y figurent, constituent un impressionnant ensemble documentaire concernant les manifestations et les formes artistiques les plus diverses à travers lesquelles s’expriment la Réforme et la théologie luthériennes par le biais de l’image ou dans l’articulation image-texte.

Les sites de ces Gedächtnisorte sont aussi bien les grands édifices religieux des métropoles hanséatiques, les chapelles des résidences princières telles Celle ou Gottorf, les églises des villes moyennes et des gros bourgs que les églises plus modestes des zones rurales et côtières, voire certains édifices civils. Car, malgré les destructions au fil des guerres dont ces régions ont été le théâtre à l’époque moderne, les bombardements à la fin de la Seconde Guerre mondiale ou encore les remaniements esthétiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle comme dans le sillage du mouvement néogothique, on constatera, comme l’atteste un grand nombre de reproductions, la part encore importante d’intérieurs, essentiellement du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe siècle, préservés et conservés dans leur décor et leur mobilier liturgique souvent d’origine.

L’intérêt de l’ouvrage réside dans le déchiffrage des différents objets présentés au regard de la théologie luthérienne à travers des analyses particulièrement fouillées, nourries à la fois aux méthodes de l’exégèse biblique, de l’histoire de l’art, des études littéraires comme des travaux sur l’emblématique de l’époque baroque et s’appuyant sur une iconographie où les détails sont largement mis en valeur. Nombreux sont du reste les témoignages iconographiques et leurs motifs dont le contexte exégétique et théologique est interprété à la lumière des textes de Luther et des auteurs de la littérature spirituelle luthérienne.

II est impossible de rendre ici compte de la richesse et de l’étendue des observations contenues dans ces deux volumes. On en retiendra quelques traits. Le bibliscisme d’abord qui caractérise le décor des églises : reliefs et panneaux peints représentant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, versets bibliques qui s’entremêlent à l’image ou qui sont simplement inscrits sur les mobiliers y sont en effet omniprésents. Buffets et tribunes d’orgue, chaires, tribunes le long des nefs, mais aussi plafonds constituent des endroits privilégiés sur lesquels se déploient de véritables programmes iconographiques à but didactique ou pour inciter au recueillement et à la prière.

Les tribunes de l’église d’Elmenhorst dans le Schleswig-Holstein avec leurs 72 scènes sur les textes des évangiles des dimanches et fêtes fournissent un exemple tout à fait remarquable. De même, les portraits de pasteurs, de bienfaiteurs ou de patrons des paroisses, qui font également partie intégrante du décor des églises, sont eux aussi souvent accompagnés de versets de l’Écriture. Ces citations peintes ou en relief sont du reste loin de se limiter aux seuls textes scripturaires, mais sont extraites également de livres de dévotion, de recueils de prière ou de cantiques des XVIe et XVIIe siècles.

La mise en évidence de l’importance de l’emblématique dans le décor des églises de ces régions et la mise en regard des motifs iconographiques figurant dans les églises avec les gravures des livres d’emblèmes constituent un autre apport de cet ouvrage. Par ailleurs, si l’absence de grands mouvements iconoclastes accompagnant l’introduction de la Réforme dans les contrées du Nord a eu pour conséquence le maintien du décor religieux médiéval dans de nombreuses églises, le livre montre combien, dans de nombreux cas, ce maintien, en particulier celui des retables de la fin du Moyen Âge, s’est accompagné de diverses retouches et transformations, »revisitant« ainsi le programme iconographique pour l’adapter au contexte luthérien.

Dans le matériau fort riche qui est fourni au lecteur et où l’attention est très souvent portée sur des objets spécifiques aux dépens parfois d’une lecture plus globale, on regrettera, en particulier pour les églises dont le décor a été conservé dans son état d’origine, que la dimension spatiale ne soit pas davantage prise en considération. Mobiliers et objets liturgiques s’inscrivent dans une scénographie de l’espace ecclésial qu’il aurait été intéressant de restituer dans son ensemble.

Par ailleurs, le parti pris d’une présentation alphabétique de ces Gedächtnisorte se justifie sans doute et s’avère certes pratique pour la consultation, mais ne permet pas – ou insuffisamment − de rendre compte, au-delà d’une certaine homogénéité sur le plan confessionnel, de la diversité des structures territoriales et politiques, mais aussi seigneuriales et agraires à l’époque moderne d’un espace géographique très vaste s’étendant de la mer du Nord aux confins de la Baltique. Les structures domaniales (comme le système de la Gutsherrschaft, par exemple) seraient probablement à prendre en considération pour mieux comprendre le riche décor dans certaines églises des régions côtières et rurales étudiées.

Quoi qu’il en soit, ces deux volumes constituent une belle contribution à la mise en valeur, à travers ses productions et manifestations artistiques, de la pluralité religieuse et culturelle de la Réforme luthérienne et du luthéranisme de l’époque moderne et rejoignent de ce point de vue les perspectives d’un ouvrage récent consacré à l’héritage musical de la Réforme luthérienne, mettant l’accent sur la diversité des expressions musicales dans le luthéranisme et sur la spécificité en ce domaine des régions du Nord1

1 Konrad Küster, Musik im Namen Luthers. Kulturtraditionen seit der Reformation. Kassel/ Stuttgart, Bärenreiter/Metzler, 2016.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Patrice Veit, Rezension von/compte rendu de: Johann Anselm Steiger, Gedächtnisorte der Reformation. Sakrale Kunst im Norden (16.–18. Jahrhundert). Band 1: A–K; Band 2: L–Z, Regensburg (Schnell & Steiner) 2016, 935 S., zahlr. farb. Abb. u. Kt., ISBN 978-3-7954-3100-6, EUR 69,00., in: Francia-Recensio 2018/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45734