Peut-être que le temps d’écrire l’histoire du mouvement de la jeunesse (Jugendbewegung) est enfin arrivé: les signes d’une étude historique et scientifique de la question semblent se multiplier ces dernières années1. Non qu’il n’existe déjà de nombreuses sources éditées et une littérature secondaire foisonnante sur le sujet. Mais comme le relève avec pertinence Rüdiger Ahrens, cette littérature présente trois écueils majeurs.

Premièrement, les historiens du mouvement de la jeunesse furent longtemps d’anciens membres. Si cela fut le cas dès le début avec Hans Blüher, chef de file charismatique du Wandervogel et son premier historien en 1912, cela resta vrai jusqu’au milieu des années 1980 pour la majeure partie de la recherche (à travers des figures comme Walter Vogels, Fritz Borinski, mais surtout Werner Kindt), dont l’intention apologétique évidente, visant notamment à gommer certaines dimensions problématiques du mouvement de la jeunesse pendant la période weimarienne et l’attitude de ses troupes sous le national-socialisme, fit l’objet de vives critiques ces dernières années. Comme l’a montré Christian Niemeyer, cette intention disculpatoire fut d’autant plus problématique qu’elle orienta la sélection des textes dans la principale collection de sources sur le mouvement de la jeunesse, la »Dokumentation der Jugendbewegung«, publiée entre 1963 et 19742.

Deuxièmement, la recherche sur le mouvement de la jeunesse s’est longtemps construite loin des sources, se nourrissant essentiellement de l’»expérience vécue« des auteurs ou bien de citations croisées des études classiques mais datées de Walter Laqueur et Harry Pross3, sans aucune recherche empirique supplémentaire. Or, avec l’existence de l’Archiv der Jugendbewegung à Witzenhausen, les historiens disposent désormais d’une vaste base archivistique qui attend d’être exploitée systématiquement.

Enfin, un survol, même rapide, de la bibliographie consacrée à l’histoire de la Jugendbewegung met en évidence un déséquilibre manifeste de l’attention consacrée aux différentes phases du mouvement: si la première époque sous l’Empire, incarnée au premier chef par le Wandervogel, ainsi que les turbulences du conflit mondial et les années d’immédiat après-guerre sont plutôt bien étudiées, cela est bien moins vrai pour la deuxième moitié de la république de Weimar et pour les années du régime national-socialiste.

Dès lors, le livre que Rüdiger Ahrens, jeune historien de Ludwigsburg, consacre à la Bündische Jugend (jeunesse ligueuse) est appelé à devenir rapidement un ouvrage de référence, au regard de la richesse des archives qu’il exploite, mais également en raison de la capacité à présenter un panorama d’ensemble clair sans renoncer pour autant à des analyses de détail précises et parlantes.

Ahrens entend entreprendre l’écriture d’une »nouvelle histoire, empiriquement fondée, de la jeunesse ligueuse«, inscrivant celle-ci dans l’histoire plus générale des milieux nationalistes sous la république de Weimar, ce qui permettrait à la fois, de ne plus se focaliser sur la seule question du changement de régime en 1933 tout en reprenant derechef celle du lien entre mouvement de la jeunesse et national-socialisme.

La difficulté première de son objet tient au fait que l’expression »jeunesse ligueuse« recouvre une réalité historique complexe, le terme servant à décrire à la fois des organisations précises et l’ensemble du mouvement de la jeunesse dans la phase plus »politisée« de la deuxième moitié de la république de Weimar. Ahrens propose de répondre à cette difficulté en plaçant son étude au croisement de trois approches différentes. D’une part, en étudiant l’histoire organisationnelle des ligues, ce qui lui permet de mettre en avant un noyau d’organisations distinctes mais réunies par la perception d’un destin et d’une intention partagée: Deutsche Freischar, Großdeutscher Jugendbund, Jungnationaler Bund, Deutscher Pfadfinderbund, Adler und Falken, Fahrende Gesellen. Ahrens introduit le concept de »milieu« (Szene) pour expliquer la perméabilité et la flexibilité des limites organisationnelles et des affiliations personnelles au sein du mouvement, ainsi que le fait que des organisations structurellement distinctes puissent se penser membres d’un même mouvement, d’une même dynamique.

La deuxième approche est, dès lors, celle de l’idéologie politique des ligues: son nationalisme alliant élitisme et exaltation des valeurs du peuple (Volk) permettrait, selon l’auteur, de situer la jeunesse ligueuse au sein d’un »camp national« dont l’objectif principal était une transformation fondamentale de la société, la destruction de la république et la réorganisation de l’espace européen sous la férule allemande. Toutefois, Ahrens ne manque de pointer le fait que le nationalisme des ligues ne se résumait pas à une idéologie, mais avait vocation à servir de fondement à un mode de vie (Lebenshaltung) spécifique. Dès lors, la troisième perspective de travail de Ahrens s’intéresse à la Praxis des ligues, c’est-à-dire à l’ensemble des pratiques et rituels (voyages et camps, pratique du sport ou du chant) qui fondaient un habitus commun et spécifique.

S’appuyant sur l’exploitation de sources jusqu’ici peu utilisées, notamment les innombrables revues et publications militantes des six principales ligues énumérées plus haut, ainsi que les tracts ou les papiers de formation internes de ces organisations, l’étude d’Ahrens offre un panorama alliant profondeur et nuance d’une question complexe.

Seul regret: en choisissant comme thèse de départ de définir la jeunesse ligueuse comme faisant partie de la droite, Ahrens exclut de son champ d’investigation tout ce qui ne relevait pas politiquement du conservatisme nationaliste. Cela pose la question de la forme organisationnelle du Bund retenu également par des organisations qui ne furent pas antirépublicaines – une réalité que Rüdiger Ahrens évoque lui-même en conclusion. Alors que ce travail manifeste une bonne connaissance de l’historiographie de la république de Weimar, on aurait pu s’attendre à une approche plus problématisée de la distinction gauche/droite, dont la nature opératoire en contexte weimarien a été souvent remise en cause.

Mais tout cela n’entame en rien la pertinence du propos, ni la contribution fondamentale que cette étude apporte à l’historiographie du mouvement de la jeunesse et de la république de Weimar.

1 À titre d’exemples: Christian Niemeyer, Die dunklen Seiten der Jugendbewegung. Vom Wandervogel zur Hitlerjugend, Tübingen 2013; id., Mythos Jugendbewegung. Ein Aufklärungsversuch, Weinheim, Bâle 2015; Barbara Stambolis (dir.), Jugendbewegt geprägt. Essays zu autobiographischen Texten von Werner Heisenberg, Robert Jungk und vielen anderen, Göttingen 2013; id., Jürgen Reulecke (dir.), Die Jugendbewegung und ihre Wirkungen. Prägungen, Vernetzungen und gesellschaftliche Einflussnahmen, Göttingen 2015. En France, voir l’ouvrage récent de Gilbert Krebs, Les avatars du juvénilisme allemand. 1896–1945, Paris 2015.
2 Christian Niemeyer, Werner Kindt und die »Dokumentation der Jugendbewegung«. Text- und quellenkritische Beobachtungen, Historische Jugendforschung, dans: Jahrbuch des Archivs der deutschen Jugendbewegung. Neue Folge 2 (2005), p. 230–249.
3 Walther Laqueur, Die deutsche Jugendbewegung. Eine historische Studie, Cologne 1962; Harry Pross, Jugend, Eros, Politik. Die Geschichte der deutschen Jugendverbände, Berne 1964.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christian E. Roques, Rezension von/compte rendu de: Rüdiger Ahrens, Bündische Jugend. Eine neue Geschichte 1918–1933, Göttingen (Wallstein) 2015, 477 S., 13 Abb. (Moderne Zeit. Neue Forschungen zur Gesellschafts- und Kulturgeschichte des 19. und 20. Jahrhunderts, 26), ISBN 978-3-8353-1758-1, EUR 46,00., in: Francia-Recensio 2018/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45736