L’histoire connectée des deux Allemagnes a connu ces dernières années un double mouvement d’approfondissement conceptuel et d’élargissement empirique. Sur la base du plaidoyer déjà ancien de Christoph Kleßmann pour une »histoire connectée asymétrique«1, et à la suite des ouvrages collectifs de Frank Bösch et Thomas Großbölting2, Franka Maubach et Christina Morina proposent un ensemble de contributions spécifiquement dédié à une histoire connectée des historiographies ouest- et est-allemandes. L’approche connectée s’inscrit dans un renouvellement historiographique global lié à la fois à la volonté de dépasser le cadre national jugé trop étroit et de proposer une histoire à parts égales en travaillant à la fois ce qui sépare et ce qui réunit les historiens allemands depuis 1945.

Comme d’autres champs relevant de la culture, la production historiographique de la Zeitgeschichte allemande après 1945 fut profondément marquée par la culture de guerre froide et par un fossé idéologique, séparant les interprétations des deux guerres mondiales ou du national-socialisme. F. Maubach et Ch. Morina ont décidé sciemment de décentrer le regard et de montrer de manière à la fois diachronique et praxéologique les contacts, les échanges, les réceptions réciproques et in fine le processus de rapprochement entre les historiens de la RFA et de la RDA. Cette histoire culturelle tient évidemment compte en arrière-plan du contexte politique de division, du contrôle idéologique exercé en RDA par le SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands) et de la surveillance mise en œuvre par la Stasi.

Pour écrire cette histoire germano-allemande de l’historiographie après 1945, les deux historiennes allemandes ont choisi une approche centrée sur les acteurs et leurs expériences de l’»âge des extrêmes«: celles des deux guerres, du national-socialisme. En mobilisant en plus le concept de »résonance«, elles ont voulu prendre en compte la manière dont chaque historiographie était reçue et comment celle-ci faisait écho au contexte politique de l’époque. On peut regretter qu’elles n’aient pas tiré profit de l’apport scientifique de l’histoire des transferts développée depuis le milieu des années 1980 par Michel Espagne et Michael Werner.

Cette approche partagée par tous les auteurs donne une unité au livre et surtout une densité existentielle aux récits sur les historiens étudiés: ces derniers sont analysés non seulement dans leur fonction professionnelle mais avant tout comme des hommes marqués dans leur chair et leur esprit par les traumatismes du premier XXe siècle. Globalement, chaque contribution s’attache à dépasser la simple analyse en termes de dichotomie entre science »objective« et rapport au pouvoir politique. La science historique, comme toutes les sciences sociales et humaines, est une construction intellectuelle profondément influencée par la trajectoire personnelle de ceux qui l’écrivent.

L’ouvrage collectif est structuré autour de contributions thématiques dédiées principalement à trois champs historiographiques: celui de la Première Guerre mondiale et de la révolution de Novembre 1918, celui du national-socialisme et de la Seconde Guerre mondiale, celui de la division des deux Allemagnes. À travers ces entrées historiographiques, le lecteur croise les figures plus ou moins connues de la Zeitgeschichte ouest- et est-allemandes: Fritz Fischer, Gerhard Ritter, Hans Mommsen, Karl Dietrich Erdmann pour la RFA, Fritz Klein, Willibald Gutsche, Kurt Pätzold, Stefan Doernberg pour la RDA.

Ces thèmes permettent de mettre en lumière quatre grandes phases de l’histoire de la Zeitgeschichte germano-allemande. La première – celle de l’immédiat après-guerre – est marquée par l’expérience commune de la guerre et la volonté partagée de dépasser le choc de la »catastrophe allemande«. Mais très rapidement, la culture de guerre froide transforme ces historiens en »ennemis politiques«. Cette phase de mise à distance idéologique (Entflechtung) conduit en 1958, lors du congrès des historiens allemands de Trèves, l’historien est-allemand Leo Stern à qualifier son homologue ouest-allemand Gerhard Ritter d’»historien atlantiste«. En retour, ce dernier qualifia Stern de »terroriste rouge«.

À partir des années 1960, la consolidation de la division politique de l’Allemagne conduisit au développement de deux historiographies solidement établies: une double tradition conservatrice et libérale de gauche en RFA et une tradition marxiste en RDA. Progressivement, la culture de guerre froide s’estompa et laissa la place à une relation et une réception plus apaisées. Le milieu des années 1980 ouvrit une nouvelle phase d’approfondissement des échanges avec la tentative d’un dialogue germano-allemand autour d’un projet de recherche initié par Martin Broszat et dédié à la responsabilité des élites traditionnelles dans les crimes de guerre nazis. Ce projet aurait dû déboucher sur un livre commun mais il fut finalement bloqué au dernier moment par le département des sciences du comité central du SED en janvier 1989. Dans le champ de recherche consacré à la Shoah, l’historienne Annette Léo, à travers le portrait des historiens spécialistes du nazisme, Hans Mommsen et Kurt Pätzold, montre comment ces derniers s’inspirèrent mutuellement: Pätzold se rapprochant des thèses fonctionnalistes ouest-allemandes et Mommsen intégrant dans ses analyses les résultats de Pätzold.

La dernière phase, celle de la période post-guerre froide se caractérise par une nouvelle asymétrie historiographique avec la »victoire« du modèle ouest-allemand de scientificité et des trajectoires professionnelles brisées au nom de l’objectivité scientifique ou d’un soupçon fondé ou non d’activités pour la Stasi. Dans sa contribution, l’historien néerlandais Krijn Thijs analyse le processus d’évaluation et de »liquidation« de l’historiographie est-allemande en montrant comment un historien libéral de gauche ouest-allemand comme Jürgen Kocka regretta la manière dont la réunification des deux historiographies s’était réalisée, à savoir une extension unilatérale du système ouest-allemand à l’est. Cette expérience conduisit Kocka à s’engager dans la fondation d’un centre de recherche à part égale qui aujourd’hui constitue un des fleurons de la Zeitgeschichte allemande: le Zentrum für Zeithistorische Forschung (ZZF) à Potsdam.

En croisant les expériences de vie et leurs productions scientifiques, Franka Maubach et Christina Morina ont réussi à produire une histoire partagée de la Zeitgeschichte germano-allemande. Ce type d’approche doit ouvrir la voie à une écriture transnationale de l’historiographie du temps présent, attentive aux circulations, aux réceptions croisées et aux expériences.

1 Christoph Kleßmann, Spaltung und Verflechtung – Ein Konzept zur integrierten Nachkriegsgeschichte 1945–1990, in: id., Peter Lautzas (dir.), Teilung und Integration. Die doppelte deutsche Nachkriegsgeschichte als wissenschaftliches und didaktisches Problem, Bonn 2005, p. 20–37.
2 Andreas Kötzing, Udo Grashoff (dir.), Asymmetrisch verflochten? Neue Forschungen zur gesamtdeutschen Nachkriegsgeschichte, Berlin 2013; Frank Bösch (dir.), Geteilte Geschichte. Ost- und Westdeutschland 1970–2000, Göttingen 2015; Thomas Großbölting, Rüdiger Schmidt (dir.), Gedachte Stadt – gebaute Stadt. Urbanität in der deutsch-deutschen Systemkonkurrenz 1945–1990, Cologne 2016.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Emmanuel Droit, Rezension von/compte rendu de: Franka Maubach, Christina Morina (Hg.), Das 20. Jahrhundert erzählen. Zeiterfahrung und Zeiterforschung im geteilten Deutschland, Göttingen (Wallstein) 2016, 508 S. (Beiträge zur Geschichte des 20. Jahrhunderts, 21), ISBN 978-3-8353-1707-9, EUR 42,00., in: Francia-Recensio 2018/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45921