Cet ouvrage est vraiment impressionnant au premier abord. En effet, il compte près de 900 pages, fort denses, consacrées à l’élaboration de la législation sur les conventions collectives, en France et en Allemagne, de 1890 à 1918/1919, c’est à dire jusqu’à la loi allemande du 23 décembre 1918 et à la loi française du 25 mars 1919 qui viennent reconnaître ce nouvel instrument juridique, indispensable à la régulation de systèmes économiques de plus en plus complexes.
Cette »histoire croisée« est le résultat de nombreuses recherches menées par Sabine Rudischhauser sur l’histoire du droit social depuis une vingtaine d’années, notamment auprès du centre Marc-Bloch de Berlin et de l’université libre de Bruxelles. Nous avions déjà pu apprécier à plusieurs reprises ses communications dans des colloques et ses contributions à des ouvrages collectifs et cette somme considérable est une synthèse bienvenue sur cette question complexe.
Elle nous montre comment les organisations professionnelles ont élaboré ces accords collectifs alors même que la législation ne reconnaissait que les contrats individuels, dans la perspective de protéger le bon fonctionnement du marché libéral contre des tentations corporatistes. Mais le besoin d’une bonne organisation de la concurrence a poussé à la conclusion d’accords tarifaires, notamment dans certaines branches comme le bâtiment, l’imprimerie ou encore le travail à domicile dans le textile. Ces accords n’ont été accueillis que très difficilement par la jurisprudence et la doctrine, attachées aux principes individualistes, et il faudra un long travail législatif pour aboutir à leur reconnaissance formelle.
Cette évolution est analysée en détail dans dix chapitres, partant de l’étude de la jurisprudence des conseils de prud’hommes français et des tribunaux du travail allemands pour présenter ensuite les débats dans les cercles juridiques et notamment dans certaines sociétés savantes, comme la Société d’études législatives. Ces éléments sont tirés de nombreux dossiers d’archives et d’une très vaste bibliographie, fort complète, en dehors peut-être de l’omission de l’une ou l’autre étude de Paul Durand.
Les paramètres socio-économiques sont présentés avec précision, ainsi que les analyses psychosociologiques des différents protagonistes de cette histoire, des militants aux auteurs de la doctrine. Les questions juridiques sont également abordées de manière pertinente, même s’il faut regretter que les références des principaux arrêts ne soient pas données de manière précise, selon les normes habituelles des commentaires de jurisprudence.
Et c’est ainsi que l’on peut voir une évolution quasi parallèle de cette question entre la France et l’Allemagne, ce qui ne manque pas de surprendre face à la légende d’un retard français en matière de relations collectives. En fait, même si les images traditionnelles mettent en avant un syndicalisme révolutionnaire, il y avait bel et bien, sur le terrain, des pratiques favorables à la construction de mécanismes juridiques de régulation des questions de travail.
Ceci dit, il y a des différences importantes entre les deux pays. D’abord d’une manière globale avec une acceptation de principe de ces nouveaux contrats beaucoup plus nette dans les milieux juridiques allemands, sans doute, selon l’auteur, parce que les tribunaux du travail étaient présidés par des magistrats tandis que les conseils de prud’hommes restaient à part du système judiciaire, y compris en appel avec les tribunaux de commerce jusqu’en 1905: on était en somme dans un autre monde. Il y a également des différences sur le cadre et le contenu des accords: en France, on semble préférer un cadre purement local et même le niveau de l’entreprise, pour des questions simplement salariales, tandis qu’en Allemagne on a une approche plus large, par branche, pour des éléments plus divers. La première optique reste ainsi plus proche des individus, notamment du chef d’entreprise, tandis que la seconde donne nécessairement un plus grand rôle aux syndicats.
Cette conception un peu individualiste évoluera ensuite en France, notamment en 1936 avec le mécanisme de l’extension des conventions collectives de branche et de région. Ces instruments ont alors pris une dimension réglementaire et une valeur de droit public, comme l’analysait autrefois Paul Durand. Mais il est bon de se rappeler les fondements contractuels de l’institution. Ainsi, cette recherche qui nous ramène aux origines des conventions collectives est la bienvenue à un moment où cette branche du droit du travail est soumise, spécialement en France, à des réformes importantes, voire à des remises en cause, avec notamment un recentrage sur les accords d’entreprise et une diminution corrélative du rôle des syndicats. Malheureusement, Sabine Rudischhauser, décédée l’année dernière à l’âge de 56 ans, ne pourra pas contribuer à ces débats, mais nous bénéficierons de son œuvre qu’elle avait très courageusement réussi à achever, malgré ses épreuves de santé. Les références indispensables à cet ouvrage seront ainsi un hommage à sa mémoire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Norbert Olszak: Sabine Rudischhauser, Geregelte Verhältnisse. Eine Geschichte des Tarifvertragsrechts in Deutschland und Frankreich (1890–1918/19), Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2017, 887 S., 4 Kt., 6 Graf. (Industrielle Welt. Schriftenreihe des Arbeitskreises für moderne Sozialgeschichte, 92), ISBN 978-3-412-50536-3, EUR 120,00., in: Francia-Recensio 2018/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45924