En introduction, Olivier Marin rappelle la distinction faite par André Vauchez entre deux Europe, l’une moderne qui se tourne vers des saints contemporains, l’autre traditionnelle, peu perméable au changement, qualifiée de »froide« quoique les cultes traditionnels aient pu être réadaptés par des réécritures – comme celui de Venceslas. Aleksander Gieysztor avait distingué saints d’implantation et saints de souche: l’Europe centrale se présente à la fois comme »fabrique des saints« – ainsi Étienne est le premier des saints rois confesseurs – et réceptive aux cultes importés qui s’acclimatent parfois parfaitement comme Guy à Prague mais il y eut aussi des échecs dont les changements de la conjoncture politique sont souvent la cause (Aignan). Le »modèle de sainteté« repose sur le fait qu’il y a peu de saints autochtones – ce qui est dû à la conversion tardive et à la centralisation des cultes étant un reflet de l’organisation politique. Si l’influence de l’Empire est importante (ce dont témoigna par exemple le culte de Maurice), la place de Rome est néanmoins déterminante, ce que reflète l’importance du culte de saint Pierre. Les contributions s’organisent en trois parties: »Saints anciens et saints modernes: continuité, transferts, concurrences«; »L’emprise des ordres mendiants«; »Saints d’implantation et saints de souche«.
La Bohême est attachée à des saints anciens identitaires: Venceslas († 935) et Adalbert de Prague († 997). S’y ajoutèrent Procope († 1053) et Ludmilla († 921) dont la sainteté fut reconnue par l’évêque. Réservée au pape, la canonisation exigea une longue procédure qui parfois n’aboutit pas (l’ermite Gunther † 1045 et la clarisse Agnès † 1282); d’autres restèrent en marge. L’empereur Charles IV promût comme protecteurs du royaume Guy et Sigismond († 524). Mais c’est surtout le mouvement hussite qui, par la promotion »sauvage« de Jean Hus († 1415) et Jérôme de Prague († 1416), infléchit le mouvement en faveur de saints récents (Petr Kubín). Charles IV collectionna les reliques. Celles du roi burgonde Sigismond particulièrement valorisées, devaient attirer des pèlerins par la proclamation de miracles. Surtout, Charles IV demanda des indulgences pour faire de Prague, où se trouvait un important trésor qui joua un rôle bien connu de propagande dynastique, un centre de pèlerinage aux retombées politiques et économiques (David Mengel).
En Transylvanie, dominée par des cultes anciennement établis, comme celui de la Vierge ou des apôtres, il n’y a pas de demande de canonisation. Le culte des vierges martyres, jeunes femmes que leurs souffrances transforment en intercesseurs efficaces, se développe: il reflétait au départ l’idéal de l’élite cléricale mais se transforme pour répondre aux attentes des laïcs (Carmen Florea). Le culte de Sébastien, attesté dès le XIIIe siècle en Hongrie, n’est connecté à la peste qu’à la fin du XVe siècle, quand le culte de saint Roch apparaît dans cette région, débouchant sur la spécialisation de ces cultes (Ottó Gecser). Les invasions turques en Hongrie qui commencèrent en 1390 et aboutirent en 1520 à la conquête d’une partie du royaume avaient pour but essentiel la prise d’esclaves. Les miracles de libération de deux lieux de pèlerinage montrent en particulier de la conscience de leur identité chrétienne qu’ont ces captifs (Enikő Csukovits).
Malgré une politique active de promotion des cultes locaux, les dominicains eurent du mal à faire reconnaître la sainteté d’un membre de leur ordre: Jacek, fondateur de la province dominicaine de Pologne mort en 1257, canonisé en 1595 (Anna Zajchowska). L’intégration des dominicains de Hongrie, victimes soit des Coumans soit de l’invasion tartare de 1241 dans la mémoire de l’ordre, s’explique par l’image du martyre en contexte missionnaire qui permet d’intégrer une vision traditionnelle propre à une région périphérique dans la politique générale de l’ordre en donnant un contrepoids à l’image de saint Pierre martyr, l’inquisiteur assassiné (Anne Tallon).
Concernant les franciscains, la mission de Jean de Capistran en Europe centrale (1451–1456) a joué un rôle essentiel dans la définition de la sainteté de Bernardin de Sienne et donc dans la construction de l’identité de l’observance franciscaine (Ludovic Viallet). Les tentatives de canonisation d’Agnès (1211–1282), fille du roi de Bohême, qui fonda à Prague en 1233 le premier couvent de Clarisses de Bohême dont elle devint la supérieure, débutèrent au XIVe siècle, appuyées par un corpus hagiographique alors partiellement réécrit et caractérisé par quatre lettres de sainte Claire d’Assise adressées à Agnès qui soulignent les relations entre ces deux figures fondatrices (Christian-Frederik Felskau). L’émergence de la littérature vernaculaire hongroise est liée au mouvement de l’Observance et à la piété féminine qui se tourne vers saint François d’Assise et notamment vers la question des stigmates, relue dans la perspective de la piété doloriste de la fin du Moyen Âge et en relation avec la Passion (Eszter Konrád).
Geneviève Bührer-Thierry rappelle les pérégrinations d’Adalbert de Prague († 997) et les translations de ses reliques, enjeu de pouvoir pour l’empereur comme pour les princes polonais et tchèques. Si Otton III échoue à en faire un saint à l’échelle de l’Empire – de la chrétienté – Adalbert est un saint »transnational« par son rôle dans la construction des États d’Europe centrale. Le culte de l’évêque Stanislas de Cracovie, assassiné par Boleslas II de Pologne en 1079 se substitue à celui, importé, du chevalier martyr Florian. Canonisé en 1253, il devint le patron de la Pologne, mais dut faire face à la concurrence de cultes soutenus par les ordres nouveaux (Stanislava Kuzmová). Les attestations du culte des rois hongrois Étienne († 1032), Émeric († 1031), Ladislas († 1095) dans les livres liturgiques extérieurs de la Hongrie montrent que leur culte est souvent collectif, même si Étienne, roi évangélisateur, occupe la première place (Edit Madas).
Si ces cultes indigènes ont du mal à s’exporter, inversement, ces États accueillent des saints étrangers, comme montre le fait que les associations de métier en Bohême choisissent des saints très variés (Hana Pátková), parfois associés à un métier (Éloi), à des cultes répondant à des conditions locales particulières ou importés des pays voisins (Wolfgang). Enfin dans le domaine artistique, Ivan Gerát montre que les représentations de Ladislas de Hongrie et les retables qui, eux, s’attachent à des saints universels – Georges, Jacques – recourent aux mêmes références iconographiques. Dans ces conclusions, Marie-Madeleine de Cevins souligne que le succès des saints – anciens ou récents – découle de la réponse qu’ils apportent aux besoins des fidèles et s’accompagne de la malléabilité des figures de saints qui doivent s’y adapter. Les miracles jouent un rôle important dans l’audience du culte. Les mendiants jouèrent un rôle dans la définition d’une nouvelle sainteté, notamment par le dynamisme de prêcheurs sur ces terres de mission. Mais ils eurent du mal à promouvoir »leurs saints« et furent concurrencés à la fin du Moyen Âge et notamment par les hussites.
L’introduction et la conclusion remettent en perspective des contributions un peu pointillistes (mais il est difficile de faire autrement), et l’ouvrage montre la diversité de ces pays, leur perméabilité et la vitalité de leur hagiographie.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne Wagner, Rezension von/compte rendu de: Marie-Madeleine de Cevins, Olivier Marin (dir.), Les saints et leur culte en Europe centrale au Moyen Âge. XIe–début du XVIe siècle, Turnhout (Brepols) 2017, 382 p., 5 ill. en coul. (Hagiologia, 13), ISBN 978-2-503-57548-3, EUR 90,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48296