Dans cet ouvrage, publication remaniée d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Poitiers (2014), qui elle-même prolongeait une thèse de l’École nationale des chartes (2009), Gaël Chenard porte un regard neuf sur l’histoire de la construction du pouvoir d’Alphonse de Poitiers et le fonctionnement de son administration.
»Quelques lignes suffisent à résumer les points saillants de [la] biographie« d’Alphonse (p. 10). Fils de Louis VIII et de Blanche de Castille, il est le cadet de Louis IX. Entre février 1235 et mai 1236, il épouse Jeanne, fille du comte de Toulouse, Raimond VII. Son beau-père décédant sans héritier en septembre 1249, Alphonse met la main sur ses domaines languedociens: le Toulousain, le Rouergue, l’Albigeois, l’Agenais, le Quercy et le Venaissin. Entre-temps, il a reçu en apanage le Poitou et la Terre d’Auvergne (24 juin 1241). Le comte de Poitiers accompagne Louis IX dans ses deux croisades: en Égypte, puis à Tunis. Il décède sur le chemin du retour d'Afrique, en 1271, ne laissant aucun héritier direct. La maladie qu’il contracte en 1252 marque un tournant dans sa vie. Contraint de résider le plus souvent en Île-de-France, il gouverne à distance des domaines rattachés depuis peu à la constellation capétienne. De son gouvernement, le Trésor des Chartes conserve une importante masse d’archives, composée pour l’essentiel de documents de gestion.
Le principat d’Alphonse et son administration ont fait l’objet d’une attention ancienne de la part des archivistes. En 1870, Edgard Boutaric (1829–1877), professeur à l’École des chartes, publie sur le sujet un livre de référence. Auguste Molinier (1851–1904), lui aussi professeur dans la même institution, édite la correspondance administrative du comte de Poitiers. Enfin, l’ancien archiviste du Puy-de-Dôme, Pierre-François Fournier (1885–1986), consacre en 1911 sa thèse de l’École nationale des chartes (restée longtemps inédite1) à l’administration alphonsine en Auvergne. Les analyses de Boutaric et de Molinier ont figé l’image d’un prince resté dans l’ombre du roi de France, »un second couteau« (p. 10, 23), un »frère sans histoire« (l’expression est de Jacques Le Goff, dans son »Saint Louis«), bien moins étincelant que Louis IX et Charles d’Anjou.
Le livre de Gaël Chenard se construit en trois parties, chacune correspondant à un niveau du gouvernement alphonsin: le »prince des fleurs de lys« (p. 31–187), l’administration locale (p. 189–271) et »l’administration centrale« (p. 273–524).
Le premier volet campe l’environnement politique dans lequel évolue Alphonse et en dégage les conséquences sur l’organisation de son administration. Le comte de Poitiers occupe une place particulière dans le royaume de France: il est le plus puissant vassal du roi et a hérité de la même conception du pouvoir que son suzerain. Il »s’inscrit dans une tradition familiale et politique qui guide ses choix, parfois contraints, et le fait participer de facto à la politique royale« (p. 34). Il n’est pas seulement un seigneur féodal, mais un prince de qualité royale. Ce statut particulier lui permet, à plusieurs reprises, de se faire dispenser d’hommage, non sans que ceux à qui il aurait dû le rendre grincent des dents (p. 145–146).
Alphonse est indéniablement un relai du pouvoir royal et »l’agent inconscient d’une acculturation progressive vers une forme souveraine de l’État féodal« (p. 124). Les modalités de mise en œuvre de sa politique sont commandées par des principes partagés avec Louis IX: respect de l’ordre féodal et des anciennes coutumes (ce qui explique le maintien des archives des comtes de Toulouse dans le Midi, dont Alphonse fait faire des copies et compiler un cartulaire à l’usage de son administration centrale), exercice d’une justice impartiale, défense de la paix et idéal de la croisade. Sa proximité avec le roi de France n’est pourtant pas si automatique que les historiens l’ont pensé.
Grand feudataire, le comte de Poitiers défend ses propres intérêts dans une »opposition respectueuse« avec Louis IX jusqu’en 1254. Ses relations avec son frère aîné sont ensuite ponctuées par plusieurs conflits (p. 88–104). Sa santé l’obligeant à demeurer en Île-de-France, Alphonse reste en dehors des circuits royaux, préférant résider dans des lieux peu fréquentés par le roi: à Vincennes (jusqu’en 1257), puis à Longpont et Corbeil.
Furieux de voir le parlement royal s’immiscer dans ses affaires, il lutte contre l’extension du droit d’appel. Ces dissensions donnent à voir une tension entre féodalité et souveraineté, sans pour autant déboucher sur une guerre ouverte. Elles s’expliquent en partie par le flou juridique dont souffre l’apanage dans le testament de Louis VIII: »l’apanage existe en pratique avant d’exister en droit, voire en théorie« (p. 127). En 1267, les deux frères se rapprochent pour les besoins de la croisade. Même si le comte de Poitiers ne s’embarque qu’en 1270, il »semble avoir entretenu l’ambition constante de repartir sans y parvenir, depuis son retour. Ses tentatives ou velléités rythment les temps forts de son gouvernement, lequel est tout entier mobilisé pour ce dessein« (p. 105). Ce projet accule le comte au déficit. La gestion du domaine est réorganisée pour la préparation de l’expédition. La pression financière s’accroît, Alphonse intervient de plus en plus auprès de ses officiers pour les exhorter à faire rentrer l’argent plus vite.
Dans la deuxième partie de son travail, l’auteur aborde la politique générale capétienne dans un contexte local, celui du Poitou et de la Saintonge. La campagne militaire de 1242 y crée les conditions favorables d’une politique de reprise seigneuriale. En juin 1241, conformément au testament de Louis VIII, Alphonse reçoit le comté de Poitou. Hugues X de Lusignan, mis dans l’obligation de céder certains de ses fiefs à son nouveau suzerain, se révolte à la fin de l’année 1241. Après les batailles de Saintes et de Taillebourg, Alphonse punie les barons de manière sélective. Hugues X de Lusignan, le seul à avoir ouvertement retiré sa fidélité, est largement dépossédé. Les barons saintongeais sont épargnés et même récompensés par des rentes généreuses.
Il est dans l’intérêt du comte de Poitiers de ménager des seigneurs qui forment un bastion au nord de la Gascogne, face aux possessions du roi d’Angleterre. Dans les premières années de son apanage, Alphonse conforte son assise à travers les prélèvements seigneuriaux, le contrôle d’un plus grand nombre de forteresses, l’exercice du droit de relief et l’installation d’officiers sur les terres saisies, autant d’outils qui ont fait leurs preuves sous Philippe Auguste. Le retour de la croisade ouvre une période de réformes. La centralisation se renforce, après que les enquêtes aient révélé les limites d’une trop grande délégation de pouvoir aux locaux.
Le comte étoffe son équipe de clercs, techniciens qu’il diligente dans ses domaines pour épauler et surveiller ses agents locaux. Pour autant, Gaël Chénard nuance avec beaucoup de justesse l’image d’un pouvoir centralisé: »l’administration du domaine est en partie le fruit d’un équilibre négocié avec les élites locales […]. [Ses] désordres ou [ses] approximations […] font partie de sa réussite« (p. 219). Le système des fermes, attribuées chaque année aux enchères, permet aux élites locales de défendre leurs intérêts face aux agents directs du comte. L’administration princière y trouve son compte en faisant entrer de l’argent lors des enchères et en réduisant les coûts d’exploitation.
La dernière partie du volume (plus volumineuse que les deux premiers volets réunis) étudie les organes centraux du gouvernement alphonsin ainsi que leurs pratiques administratives et documentaires. En bon archiviste, l’auteur sait que les archives sont »l’aboutissement du véritable travail administratif« (p. 331), le produit d’une activité. À travers un examen serré des documents comptables, il livre une analyse globale de la procédure comptable, éclairant les méthodes de travail des clercs, les logiques de rédaction et de classement, la tradition documentaire dans laquelle elles s’inscrivent et les mécanismes de contrôle des finances. Ce contrôle est surtout social car »le système repose avant tout sur la confiance« (p. 427).
Si près de la moitié des comptes comportent des erreurs de calcul, c’est parce que la comptabilité a pour objectif premier de donner une vision globale et rapide de l’état du domaine. Le gouvernement d’Alphonse exerce une pression considérable sur les officiers locaux: les sénéchaux sont appelés à compenser les impayés et certains d’entre eux sont lourdement endettés à leur sortie de charge (p. 423–424). La comptabilité du comte de Poitiers reposant sur un demi-siècle d’expériences (elle prend notamment modèle sur les cartulaires-registres), le lecteur trouvera au chapitre »Compter« une précieuse mise au point sur les évolutions des comptes capétiens dans la première moitié du XIIIe siècle (p. 335–349).
La troisième partie du livre s’achève sur une étude diplomatique des actes du comte et du fonctionnement de sa chancellerie. S’appuyant sur deux inventaires, l’un rédigé durant l’apanage (non daté, actualisé pour la dernière fois en 1263), l’autre dans le premier tiers du XIVe siècle, Gaël Chenard met à jour les logiques d’organisation du chartrier d’Alphonse et de la gestion de l’information par les clercs comtaux. Il remarque, tout au long de l’apanage, une tendance de plus en plus grande à la synthèse et à l’abstraction des systèmes de représentation. Deux types d’actes retiennent enfin l’attention: le mandement et l’enquête. Parce qu’il était nécessaire d’assurer la liaison avec les agents locaux, chargés sur place de le représenter, Alphonse emploie des messagers. Le mandement devient l’instrument d’un pouvoir efficace et pragmatique. Les tournées d’enquêteurs sont également apparues comme un moyen de combler l’éloignement physique du prince et de faire le bilan de son administration locale. Les premières missions sont commandées en 1250 et se déroulent presque annuellement en Poitou et Saintonge entre 1259 et 1269. Les enquêteurs mettent par écrit de nombreuses dépositions formulées par ceux qui saisissent cette occasion pour exposer les griefs qu’ils ont contre tel ou tel officier princier. La recherche du salut de l’âme, par la réparation des forfaits du comte et de ses officiers, motive les enquêtes alphonsines. Elles se distinguent toutefois de celles ordonnées par Louis IX2 car, à la différence de celles-ci, elles sont destinées à établir les droits du comte, à mieux connaître l’état de ses revenus et à lutter contre les usurpations, en encourageant la dénonciation des officiers et des particuliers coupables d’avoir détourné des ressources comtales, bref à mieux administrer le domaine.
Le livre se poursuit par une chronologie de la procédure comptable donnée en annexe, une bibliographie de vingt pages, des indexes des noms de personnes et de lieux.
Évacuons rapidement les quelques faiblesses de l’ouvrage pour nous concentrer sur les apports de cette contribution majeure à l’histoire du XIIIe siècle. Sur le plan formel, il faut souligner l’absence de cartes. Elles auraient été bien utiles pour illustrer le passage sur les fermes et prévôtés en Poitou (p. 204) ou les itinéraires du prince. Le style est dense et soutenu. La démonstration aurait par endroits gagné en portée si le propos était plus synthétique et si certaines redites avaient été exclues (la place d’Alphonse à la cour royale est évoquée aux p. 52 et 75, la nuance apportée à l’image d’un prince gouvernant de loin ses domaines aux p. 48 et 78). Le 25 juin 1228, le légat papal n’accorde pas une dispense de mariage au comte de Poitiers, mais à un frère du roi (Layettes du Trésor des Chartes, t. II, no 1969). Page 99, le seigneur de Bourbon n’est pas »bourguignon«. Page 157, la localité mentionnée en Auvergne est Palluet (siège d’une bailie, située dans l’actuelle commune de Saint-Pourçain-sur-Sioule) et non Paluel. La bibliographie est incomplète des ouvrages de Valérie Theis sur le Comtat Venaissin3 et de Christian Rémy4, ainsi que des travaux de Pascal Montaubin sur Raoul Grosparmi, garde du sceau royal.
Gaël Chenard est bien de ces »érudits comme il en faudrait beaucoup« (Lucien Febvre). Il renouvelle brillamment notre connaissance des principes et des mécanismes de fonctionnement du gouvernement d’Alphonse. S’il se concentre sur le Poitou et la Saintonge, il tire de nombreux exemples du Midi et de l’Auvergne pour réaliser un portrait tout en nuances de l’administration comtale. Celle-ci repose »sur un usage souple des compétences plutôt que sur des institutions très formelles« (p. 318).
Tout au long d’un livre nourri par une fréquentation assidue des archives, nous rencontrons des officiers complaisants et avides, des »tyrans aux petits pieds« (p. 258), mais aussi des hommes loyaux envers le prince. Bref, c’est une administration plus humaine que le lecteur découvre, à laquelle les administrés peuvent s’opposer: »l’administration comtale n’est pas un loup parmi les moutons« (p. 255). Par exemple, si les enquêtes mettent en lumière des cas d’extorsion et d’abus de la part des officiers, elles montrent que les plaignants commercent avec eux, leur versant de pots-de-vin afin de se les rendre favorables.
Le lecteur fera aussi connaissance avec un prince beaucoup moins monolithique que les prédécesseurs de Gaël Chenard ne le donnaient à voir. Ce dernier interroge et propose plusieurs pistes de réflexion sur la construction de l’État à travers le prisme de l’archivistique (le livre contient des pages lumineuses sur la production documentaire, sa conservation et son organisation), du droit, de la comptabilité, de l’histoire sociale et politique. Il inspire des directions de recherche, en particulier sur le rôle joué par les lignages locaux au service de l’intégration du Poitou à la constellation capétienne (p. 207). Bien plus qu’une biographie d’Alphonse de Poitiers ou qu’une histoire de son administration, Gaël Chenard nous offre un essai convaincant sur le gouvernement médiéval.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Rémy Roques, Rezension von/compte rendu de: Gaël Chenard, L’Administration d’Alphonse de Poitiers (1241–1271), Paris (Classiques Garnier) 2017, 584 p. (Bibliothèque d’histoire médiévale, 18), ISBN 978-2-406-06016-1, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48297