Au Moyen Âge central, le diocèse de Liège se situait au carrefour de deux espaces culturels distincts qu’étaient l’Empire et la France. Néanmoins, pendant longtemps, les historiens ont négligé d’étudier ces influences croisées pour rattacher Liège soit à la France soit, plus souvent, à l’Allemagne. Au travers du présent ouvrage, Steven Vanderputten, Tjamke Snijders et Jay Diehl ont donc tenté de souligner la diversité des influences qui ont marqué la région et de comprendre comment les communautés monastiques liégeoises ont développé un profil spécifique, fruit d’une négociation constante avec les sphères d’influences qui les entouraient.

Le monachisme liégeois au Moyen Âge central est indissociable de deux mouvements qui en ont profondément marqué la culture: la querelle des Investitures et les réformes monastiques.

Depuis les travaux d’Alfred Cauchie à la fin du XIXe siècle, le diocèse de Liège est vu comme divisé en deux camps ennemis irréductibles, les impérialistes et les grégoriens. Dans un stimulant article du présent livre, Ortwin Huysmans démontre que le conflit n’était pas tant motivé par des questions idéologiques que par une hostilité aux politiques autocratiques des évêques de Liège (au premier rang desquels, Otbert). De plus, il souligne encore la prévalence du pragmatisme dans le chef des divers acteurs qui coopéraient fréquemment et étaient loin de cohabiter dans une atmosphère de tension constante.

Comment étudier la querelle des Investitures à Liège sans évoquer l’abbaye de Saint-Hubert et le »Cantatorium«? Deux auteurs s’intéressent à ce thème. Il s’agit d’abord de Brigitte Meijns qui corrobore le propos d’Ortwin Huysmans: étudiant le contexte de réception de la fameuse bulle de Grégoire VII de 1074 et ses implications, elle souligne que les lignes de fractures au sein du diocèse étaient plus pragmatiques qu’idéologiques. De son côté, Michel Margue étudie en profondeur le »Cantatorium« dont il réfute le caractère »grégorien«. Selon lui, l’auteur du texte, Lambert le Jeune, était avant tout un homme pragmatique préoccupé par le bien-être de son établissement, plutôt qu’un idéologue.

Au Moyen Âge central, outre la querelle des Investitures, le diocèse de Liège fut marqué par un important mouvement de réformes monastiques. Dans un livre édité, entre autres, par Steven Vanderputten, l’étude de ce thème ne pouvait que participer au rejet des catégories trop rigides que sont les »ordres monastiques« au profit de la mise en avant de figures charismatiques intrinsèquement liées à ce vaste mouvement. Au-delà de figures telles que Richard de Verdun, Lambert le Jeune ou Poppon de Stavelot qui traversent l’ensemble du livre, certains articles abordent très spécifiquement ces mouvements réformateurs et les personnages qui l’incarnaient. Ainsi, Helena Vanommeslaeghe étudie l’idéal de stabilitas loci dans un monde qui exigeait des abbés – notamment des grands abbés réformateurs – des déplacements constants. De son côté, Jay Diehl se penche sur le cas de Rupert de Deutz et son activité pédagogique.

Évidemment, aborder des hommes et des mouvements de réforme amène à s’interroger sur les réseaux au sein desquels étaient insérées les abbayes ainsi que les relations de celles-ci avec le monde extérieur. C’est ce à quoi s’est attelé Nicolas Schroeder qui montre combien l’importation d’institutions françaises sur les terres de l’abbaye de Stavelot-Malmedy a cassé les liens interpersonnels caractéristiques de la familia carolingienne et postcarolingienne. Tjamke Snijders étudie aussi les réseaux monastiques au travers de l’évaluation de la popularité de saints locaux, régionaux et interrégionaux au sein des abbayes de Basse-Lotharingie, ce qui lui permet d’estimer l’intensité des contacts entretenus par ces divers établissements.

Étudier les réseaux au sein desquels s’inséraient les abbayes conduit à aborder l’hagiographie comme moyen de déconstruire et reconstruire les relations abbayes-monde. Ces sujets sont spécifiquement abordés par Klaus Krönert qui concentre son attention sur la production hagiographique de l’archidiocèse de Trèves et son utilisation dans le cadre de la lutte qui opposait ce dernier à celui de Cologne pour la primauté dans l’Empire. Quant à Diane Reilly, elle montre l’intérêt que suscitait le »De bello Judaico« et les »Antiquitates« de Flavius Josèphe auprès du clergé liégeois au Moyen Âge central.

Enfin, l’étude des relations abbayes-monde a été poussée plus loin par les éditeurs de cet ouvrage qui ont fait appel à des spécialistes de la religiosité féminine incarnée par les mulieres religiosae. Sara Moens évalue la véracité d’un postulat depuis longtemps accepté selon lequel Hildegarde de Bingen serait une source d’inspiration majeure des mulieres religiosae liégeoises au XIIIe siècle au travers d’un article se concentrant surtout sur le monastère de Villers. John van Engen, quant à lui, aborde l’origine du mouvement des béguines aux Pays-Bas et dans la région du Rhin.

Ainsi, alors qu’il est toujours difficile de produire un ouvrage collectif qui ne soit pas qu’un patchwork informe d’articles abordant des sujets plus ou moins similaires sans réel fil rouge, les éditeurs de cet ouvrage sont parvenus à réunir une série d’articles variés en un tout cohérent et construit de façon logique et pertinente. Ce faisant, ils sont également parvenus à un intéressant équilibre entre divers niveaux d’analyse, allant des individus et de leurs réseaux personnels à des approches régionales et suprarégionales.

Comme l’a très justement souligné Alexis Wilkin dans la conclusion du livre, le diocèse de Liège était loin d’être le seul espace frontalier marqué par des influences multiples. En ce sens, »Medieval Liège at the Crossroads of Europe« servira, espérons-le, de fer de lance pour des recherches concentrées sur ce type de zones où la multiplicité des influences oblige à faire preuve de finesse dans l’analyse, ce qui permet d’appréhender avec davantage de précision la réalité monastique.

Bref, l’ouvrage est une véritable réussite, de son introduction à sa conclusion. On ne formulera que deux critiques mineures, toutes deux formelles. D’une part, même si on peut aisément comprendre qu’un recueil d’articles ne contienne pas d’index, on ne peut que regretter cette absence qui aurait rendu l’utilisation de l’ouvrage plus aisée. D’autre part, nous déplorons la relative incomplétude de la carte 1.1. qui »plante le décor«, mais qui, hélas, ne présente pas toutes les institutions de la région, ni même toutes celles qui sont citées dans le volume (nous pensons à Aulne par exemple). Peut-être ces lacunes sont-elles dues à la nécessité d’accélérer la publication de l’ouvrage, ce qui expliquerait aussi que la contribution de Michel Margue n’ait pas été traduite en anglais. Quoi qu’il en soit, ces problèmes n’en sont pas vraiment et, répétons-le, l’ouvrage est une réussite.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jérôme Verdoot, Rezension von/compte rendu de: Jay Diehl, Tjamke Snijders, Steven Vanderputten (ed.), Medieval Liège at the Crossroads of Europe. Monastic Society and Culture, 1000–1300, Turnhout (Brepols) 2016, XXIII–377 p., 13 b/w ill., 8 b/w tab., 4 b/w maps (Medieval Church Studies, 37), ISBN 978-2-503-54540-0, EUR 100,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48301