Ce livre est le second à paraître dans une nouvelle collection consacrée à l’histoire des livres des »Sentences« de Pierre Lombard qui furent, comme on le sait, le manuel fondamental pour l’enseignement de la théologie dans tous les studia religieux et les universités d’Occident du XIIIe au XVe siècle, voire au-delà.

Dans le cas présent, le point de départ de l’étude de William O. Duba est la »reportation« quasi intégrale des leçons sur les sentences données au cours de l’année universitaire 1330–1331 par Guillaume de Brienne, un bachelier du couvent des Cordeliers de Paris, couvent lui-même intégré depuis le XIIIe siècle à la faculté de théologie de l’université de cette ville, ce qui permettait aux étudiants de ce couvent, tout en enseignant à l’intérieur de celui-ci, de postuler aux grades universitaires les plus prestigieux, licence et maîtrise in sacra pagina. Cette reportation se trouve dans un manuscrit en papier qui fut le manuscrit original du reportator mais est aujourd’hui conservé à Prague, où il semble être parvenu dès le XIVe siècle, sous la cote MS. Praha NKCR VIII.F. 14.

Conformément aux statuts de la faculté et aux dispositions propres aux bacheliers des ordres mendiants, Guillaume de Brienne (personnage dont on ne sait par ailleurs pas grand chose) commenta en l’espace d’une année universitaire, d’octobre à juin, la totalité des quatre livres des »Sentences« puis fut rapidement autorisé à faire son inceptio, ce qui lui permit de devenir maître en théologie; il enseigna sans doute quelque temps à Paris puis disparaît de la documentation, échappant ainsi à l’historiographie ultérieure, tant franciscaine qu’universitaire. Le manuscrit soigneusement étudié ici par William O. Duba ne permet pas vraiment de combler cette lacune biographique, mais il n’en est pas moins d’un grand intérêt pour l’histoire universitaire et intellectuelle de la première moitié du XIVe siècle.

N’étant pas une copie mais l’exemplaire même du reportator (qui devait être lui-même un étudiant franciscain), le manuscrit de Prague illustre très directement la technique de la reportation: prise de notes rapide, au fil même de l’exposé oral du »sententiaire«, au prix de quelques lacunes, imprécisions ou erreurs, puis corrections apportées au fur et à mesure par le reportateur, sans doute aidé par l’auteur lui-même, ce qui donnait in fine une certaine valeur officielle à la reportation et autorisait éventuellement à en diffuser des copies.

Une telle reportation donne naturellement, on le conçoit, un reflet aussi exact et vivant que possible de l’enseignement oral effectivement professé par Guillaume de Brienne. On y trouve à la fois les principia, leçons introductives à chacun des livres des »Sentences« (manque cependant le principium du livre IV), et les leçons ou lectiones (126 au total) qui leur faisaient suite et permettaient à l’auteur de parcourir systématiquement toute l’œuvre du Lombard; chaque lectio consistait en fait en l’étude de quelques quaestiones (le plus souvent quatre), tirées du passage des »Sentences« lu ce jour-là. Un tel texte complète évidemment de manière précieuse l’image un peu abstraite que pouvaient donner les statuts de cette part essentielle de l’enseignement universitaire de la théologie que constituait la lecture des »Sentences« confiée à ces étudiants avancés qu’étaient les bacheliers »sententiaires«.

On constate par exemple que les principia n’étaient pas seulement des présentations générales des divers livres des sentences, mais qu’ils étaient pour les sententiaires l’occasion d’engager une discussion plus ou moins vive avec les autres bacheliers de la même promotion qu’eux (leurs socii): ayant entendu ou lu leurs principia respectifs, les uns et les autres ne se privaient pas, dans leurs propres principia, voire dans les leçons qui y faisaient suite, de critiquer parfois nommément telle ou telle position de leurs collègues, ce qui fait donc de ces principia de sententiaires, qu’on aurait pu supposer assez convenus, des sources précieuses pour l’histoire doctrinale.

Guillaume de Brienne s’en prend ainsi en particulier aux idées d’un dominicain nommé Durand d’Aurillac que William O. Duba propose d’identifier au Durandellus dont on connaissait déjà une réfutation de Durand de Saint-Pourçain (intitulée »Evidentiae contra Durandum« et éditée en 2003 par Prospero Stella). Quant aux lectiones, la reportation permet d’en connaître la structure (il ne s’agit pas d’un »commentaire« littéral, mais essentiellement »par questions«, les étudiants franciscains étant supposés avoir déjà pris connaissance du texte lui-même lors de leurs études dans les studia conventuels) et le rythme, forcément soutenu puisque tout le cours devait tenir en neuf mois: certaines questions sont traitées de manière approfondie, d’autres à peine abordées ou reportées à une leçon suivante; de manière prévisible, la part du lion revient au Prologue et au livre I des »Sentences«, qui occupent 61 des 126 leçons du cycle annuel; à l’inverse, le livre III est expédié en 13 leçons.

Cette analyse formelle de la reportation de Guillaume de Brienne est menée très minutieusement par William O. Duba, appuyée sur un grand nombre de références précises, illustrée de tableaux et comparée à celles menées pour quelques documents analogues, quoique généralement moins complets ou légèrement postérieurs, en particulier la lecture sur les »Sentences« d’un autre franciscain parisien, Pasteur de Sarrats, récemment éditée par William Courtenay.

L’intérêt du livre de William O. Duba ne se limite cependant pas à cette approche codicologique. L’auteur étudie également le contenu même du texte. Guillaume de Brienne n’a pas laissé le souvenir d’un théologien exceptionnel, mais sa doctrine, telle qu’elle ressort de sa lecture des »Sentences«, est cependant claire et ferme. Comme tous les franciscains parisiens de la première moitié du XIVe siècle, il se situe clairement dans la filiation de Duns Scot dont il connaît bien les écrits, en particulier l’»Ordinatio«. À ce titre, il polémique évidemment volontiers avec les dominicains et autres tenants de la tradition thomiste. Mais le plus intéressant est surtout d’observer sa position par rapport aux autres théologiens franciscains contemporains, eux aussi héritiers de Duns Scot, spécialement François de Meyronnes.

Il l’a lu attentivement, mais prend volontiers ses distances vis-à-vis de ses positions, notamment sur la question de la distinction, formelle ou réelle (dont on sait les implications trinitaires et ontologiques), généralement dans le sens d’un retour aux pures thèses de Duns Scot lui-même; il ne s’interdit cependant pas, de temps à autre, de proposer lui aussi, au moins quant aux formulations, quelques innovations par rapport aux écrits du Doctor subtilis. Tout cela est présenté fort en détails, de manière parfois un peu aride et au prix de longues digressions, notamment sur François de Meyronnes, par William O. Duba. Mais le propos de la démonstration est clair: il s’agit de saisir non pas de manière théorique, mais sur le vif, dans la réalité effective d’un enseignement oral (et de l’enregistrement plus ou moins fidèle qui en était fait par les reportatores), la constitution, dans les premières décennies du XIVe siècle, d’une »école scotiste« (schola nostra, comme disent tous les bacheliers du couvent des Cordeliers de Paris) qui vient renforcer, sur le plan doctrinal, l’identité franciscaine.

L’étude même des lectures sur les »Sentences« de Guillaume de Brienne, présentée en six chapitres précédés d’une introduction et d’une rapide conclusion, occupe 239 pages. Pourvus de notes abondantes, ces chapitres ne sont pas toujours de lecture aisée, compte tenu, nous l’avons dit, non seulement du caractère technique de l’analyse codicologique et de la nature assez austère des questions de théologie scolastique ici évoquées, mais aussi d’une certaine propension de l’auteur aux digressions qui rendent parfois difficile à suivre le fil de sa démonstration. Mais le plan d’ensemble est clair et l’apport scientifique du travail incontestable tant pour l’histoire de l’enseignement théologique au Moyen Âge que pour celle de la constitution du »scotisme« comme courant doctrinal et discipline scolaire constituée.

La suite du livre (p. 241–444), occupée par l’édition critique de huit pièces justificatives (appendices A à H), plus la bibliographie, assez resserrée, les index et quelques planches photographiques tirées du manuscrit de Prague, n’est pas moins importante. Les textes édités sont d’abord la liste des 126 leçons professées par Guillaume de Brienne, puis le texte de ses trois principia conservés; viennent ensuite quelques lectiones(3, 4, 26, 64 et 71) particulièrement importantes sur le plan doctrinal; William O. Duba les a complétées par le texte du principium in theologia de Guillaume de Brienne, connu, quant à lui, par un manuscrit du Vatican (B. A. V., Borgh. 105, fo 86v–88v): il s’agit de la leçon solennelle, sorte de sermon en l’honneur de l’Écriture sainte, que, selon l’usage, Guillaume de Brienne prononça, quelque temps après la fin de ses lectures de sententiaire, lors de son inceptio comme maître en théologie; l’éditeur ne cache d’ailleurs pas le caractère assez banal et décevant de cet exercice obligé, rédigé sans doute à la hâte et farci d’autorités tirées du »Manipulus florum« de Thomas d’Irlande: comme beaucoup de théologiens médiévaux, même franciscains, Guillaume de Brienne était sans doute plus enclin aux débats philosophico-théologiques qu’aux épanchements scripturaires.

In fine et à titre de comparaison, William O. Duba donne le texte d’une leçon sur le livre IV, q. 23, des »Sentences« due à François de la Marche (Franciscus de Marchia), un autre théologien franciscain du temps, moins connu que François de Meyronnes.

Tous ces matériaux retiendront évidemment l’attention des spécialistes et concourent à faire globalement de cet ouvrage une très utile contribution à l’histoire de la théologie, comme discipline enseignée et comme science, au XIVe siècle.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jacques Verger, Rezension von/compte rendu de: William O. Duba, The Forge of Doctrine. The Academic Year 1330–31 and the Rise of Scotism at the University of Paris, Turnhout (Brepols) 2017, XII–444 p., 13 b/w ill., 20 b/w tab. (Studia Sententiarum, 2), ISBN 978-2-503-57327-4, EUR 85,00. , in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48302