Ce volume est un recueil de mélanges offert à Jocelyn Wogan-Browne (JWB), chercheuse pionnière, bien que non la seule, pour la réévaluation du »français d’Angleterre«, expression qu’elle a proposée et qui est désormais souvent retenue, englobant »la francophonie de l’Angleterre médiévale formant un éventail de pratiques littéraires, sociales, politiques et commerciales durant presque quatre cent ans« (introduction, p. 1). Dans leur introduction, les éditrices retracent l’apport des travaux de JWB tout en le replaçant dans le cadre plus large de cette réévaluation grâce, notamment, à William Rothwell, David Trotter, Serge Lusignan ou encore Ardis Butterfield. En un sens, comme le souligne Robert Hanning dans sa postface, cet ouvrage se situe dans la continuité de celui édité par JWB en 20091.

La question du multilinguisme y est analysée comme un processus, impliquant des interactions complexes entre le latin et les deux langues vernaculaires – français et anglais – mais aussi entre ces dernières. Il rejoint également de récents travaux sur la traduction, ou plutôt sur la translatio, terme plus large que son équivalent moderne car bien plus souple et chargé tant culturellement que politiquement (ce que rappelle Emma Campbell dans son essai sur le »Bestiaire« de Philippe de Thaon et les »Lais« de Marie de France). Ainsi les enjeux communicationnels entre les groupes – sociaux, territoriaux, etc. – peuvent-ils être appréhendés autrement, dans une société profondément multilingue.

Pour l’essentiel, ce recueil dense est constitué d’études de cas minutieuses (qui ne pourront toutes être citées dans ce cadre) sur des sources variées, notamment littéraires (au sens large du terme) dont certaines apparaissent édités et traduits en annexes pour la première fois, ce qui n’est pas la moindre qualité de ce volume. Même si la plupart de ces sources sont en français, le multilinguisme est présent à tous les étages. Thomas O’Donnell, par exemple, dans son étude d’un fragment du »Comput« de Philippe de Thaon, un des premier computs en français (avant 1120), analyse les gloses latines qui l’accompagnent et constituent un exemple unique à l’époque. Il montre que c’est bien ici le latin qui est la langue médiatrice, dans une Angleterre où nombreux, notamment les clercs, sont alors plus à l’aise avec son usage.

D’autres insistent sur l’importance de la différenciation des registres linguistiques, parfois à des fins politiques. Andrew Taylor suggère que la copie et la correction minutieuse d’une chanson de geste, la »Chanson d’Aspremont«, au monastère bénédictin de St Augustin à Canterbury, entre les XIIe et XIIIe siècle, est une forme de réponse tant à l’attachement des Capétiens à Charlemagne qu’au développement d’une historiographie officielle, particulièrement à l’abbaye de Saint-Denis. Il suggère également que les rois d’Angleterre – Jean sans Terre, Henri III ou encore Édouard Ier – ont pu en faire différentes lectures qui les ont, peut-être, directement influencées.

Selon Fiona Somerset, des poèmes politiques français de la seconde moitié du XIIIe siècle et du début du XIVe, parfois mâtinés d’anglais, ont été composés par des clercs afin d’atteindre une audience plus large et de lui rappeler ses obligations morales concernant les péchés frappant le royaume. Quant à Richard Ingham, il revisite une version précoce des »South English Legendary«, un recueil hagiographique en anglais, pour montrer que de nombreux termes français caractéristiques, surtout dans les champs de la psychologie et de l’abstrait, ont très certainement été répandus d’abord à l’oral, au-delà des élites, dans le cadre de la politique pédagogique du clergé menée à la suite du concile de Latran IV (1215).

Le rôle des femmes dans l’éducation par le français est pour sa part à nouveau souligné par Thelma Fenster, qui analyse des œuvres distillant de nombreux stéréotypes sur les juifs, alors même que ceux-ci ont été expulsés en 1290. Cet article, comme d’autres – suivant un autre courant historiographique récent dans les études anglophones – insiste sur la complémentarité entre le texte, la matérialité du manuscrit et la mise en page (ordinatio) qui constitue parfois un défi à la stricte division entre écrit et oralité.

Certaines études de cas s’attachent non à des œuvres »littéraires« mais à des sources archivistiques parfois négligées. Serge Lusignan analyse les »Chancery Miscellanea Scotland«, ensemble de documents portant principalement sur la guerre anglo-écossaise entre 1296 et 1315. Il montre que le français, utilisé dans environ la moitié des documents, est bien une »langue voyageuse«, répandue dans le nord de l’Angleterre comme dans le sud de l’Écosse. Il distingue toutefois des fonctions différentes pour le français et le latin en suggérant que »le français était préféré pour le discours informatif tandis que le latin dominait dans les cas de discours performatif« (p. 124).

Les archives permettent également de revoir des opinions reçues sur l’immigration des Français (au sens large du terme, incluant les Normands, les Picards, les Flamands …), en particulier durant la guerre de Cent Ans. Selon Mark Ormrod, certains Français, très bien intégrés, ont obtenu l’autorisation de rester parce qu’ils étaient fidèles au roi d’Angleterre – la loyauté constituant ainsi un critère d’appartenance valable à une communauté. De même, Maryanne Kowaleski, dans son étude sur les migrants dans le sud du Devon dans le deuxième quart du XVe siècle, envisage la diversité de leur statut social: beaucoup sont d’origine humble et s’installent dans de petits villages ruraux, souvent en bord de mer, ce qui soulève la question de leur apprentissage de l’anglais oral et, inversement, de leurs apports linguistiques. Ces analyses de documents très variés permettent non seulement d’appréhender la complexité d’une société multilingue, mais remettent aussi en cause l’idée même de nation comme une construction simpliste appuyée sur un territoire et une langue, comme le souligne feu Robert Epstein dans sa contribution.

Nombre d’articles du recueil s’inscrivent donc dans des réflexions historiographiques récentes mais ont aussi pour objectif d’ouvrir de nouvelles pistes comme l’élargissement de la notion de translatio au domaine musical, que Monika Otter met en relation avec la contrafacture (l’application d’un nouveau texte sur une mélodie existante); l’influence d’œuvres françaises sur des œuvres anglaises considérées comme canoniques – comme le montre Nicholas Watson sur l’usage du célèbre »Chasteau d’Amour« de Robert Grosseteste par William Langland dans son poème allitératif »Pierre le Laboureur«, souvent considéré comme un des parangons de l’essor de la littérature anglaise à la fin du XIVe siècle; ou encore l’extension chronologique et historiographique – Paul Cohen et Delbert Russell s’attachent à la représentation de l’anglais par les Français à l’époque moderne et contemporaine, remettant là encore en cause certaines certitudes sur les liens entre nation et monolinguisme, ou entre pression du gouvernement et développement d’une langue spécifique.

Ce recueil, à l’image de sa destinataire, est donc très riche et par ailleurs accompagné d’une bibliographie générale, de la liste des publications de JWB et d’un index. Il poursuit des voies ouvertes mais riches de potentiel sur la complexité des interactions entre langues et sociétés, tout en les élargissant pour dégager de nouvelles pistes de réflexion.

1 Jocelyn Wogan-Browne, Language and Culture in Medieval Britain. The French of England, c. 1100–c. 1500, Woodbridge, Suffolk 2009.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Aude Mairey, Rezension von/compte rendu de: Thelma Fenster, Carolyn P. Collette (ed.), The French of Medieval England. Essays in Honour of Jocelyn Wogan-Browne, Woodbridge (The Boydell Press) 2017, 360 p., 5 ill., 1 map, ISBN 978-1-84384-459-4, USD 60,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48304