La parution de l’ouvrage »À la rencontre de l’Autre au Moyen Âge« fait suite aux premières Assises franco-polonaises qui avaient réuni à Paris en juin 2014 dix chercheurs français et polonais autour d’un thème choisi pour dialoguer avec les travaux de Jacques Le Goff, la rencontre de l’autre au Moyen Âge. Publié en hommage au grand médiéviste décédé peu avant la tenue de cette rencontre, le volume n’est pas une simple publication des actes de ces Assises mais un projet remanié, enrichi des contributions de plusieurs médiévistes du laboratoire CRHIA (université de Nantes) engagés dans une recherche sur l’altérité.

L’ouvrage se compose de dix contributions thématiques précédées de deux textes introductifs de Jean-Claude Schmitt. Couvrant un spectre large, du haut Moyen Âge au XVIIe siècle, les contributions permettent d’esquisser une histoire du rapport à l’autre dans le long Moyen Âge cher à Jacques Le Goff en confrontant divers lieux de rencontre – péninsule Ibérique, Italie, marges de l’Empire carolingien et ottonien, Empire byzantin et royaume bulgare, frontières de la chrétienté et, enfin, Afrique. Il s’agit également de faire dialoguer les méthodes et les pratiques de deux traditions historiographiques, française et polonaise, autour d’une thématique qui interroge plus que jamais les sociétés contemporaines.

Jean-Claude Schmitt rappelle à travers un hommage à Jacques Le Goff ce que les notions de l’autre et de l’altérité doivent à ce dernier pour qui l’autre fut d’abord une »affaire de méthode« (p. 13); il note également son rôle dans le développement des relations scientifiques franco-polonaises depuis 1958, dont il retrace l’histoire dans un deuxième texte. La première étude thématique du volume, celle d’Henrik Samsonowicz, présente de manière synthétique l’évolution des conditions de la rencontre de l’autre dans les sociétés médiévales. En adoptant une approche comparative, il s’agit de s’intéresser aux motivations qui ont présidé aux contacts et donc à la rencontre de l’autre et à la manière dont celui-ci apparaît désigné dans les sources. La contribution d’Annick Peters-Custot consacrée à la situation des Grecs de l’Italie méridionale byzantine poursuit à partir d’un cas précis la réflexion engagée sur la désignation de l’autre en partant de l’emploi paradoxal du terme graecus dans les sources italiennes. Annick Peters-Custot entreprend de préciser ce que recouvre l’appellation et d’en comprendre l’emploi soulignant au passage la nécessité de prendre en compte les logiques de ces sources, notamment polémiques ou idéologiques. Elle explore ainsi les liens entre altérité et identité, notion dont elle souligne en premier lieu la dimension problématique pour le médiéviste.

Deux contributions explorent la rencontre de l’autre dans les sociétés ibériques du haut Moyen Âge; Mateusz Wilk s’intéresse plus précisément à la question de la figure de l’autre religieux, ici l’islam, dans les sources chrétiennes abordant la fin des temps en s’interrogeant sur son évolution dans les textes ibériques des VIIIe–IXe siècles. En se concentrant sur la situation de Cordoue, capitale des Omeyyades en 756, Christine Mazzoli-Guintard propose quant à elle de »décentrer le regard en le tournant vers les marqueurs de l’altérité« dans un espace spécifique, celui de la ville, appréhendée dans le temps long des VIIIe–XIIIe siècles. Mettant en perspective l’altérité religieuse, l’auteure aborde la ville comme »l’espace d’expérience de l’autre«, étudiant la manière dont l’altérité est pensée et représentée d’abord à travers le lexique, puis dont elle s’exprime à l’égard du féminin, dans la topographie, et à partir de la langue.

Poursuivant l’interrogation autour de l’altérité religieuse, Roman Michałowski aborde le cas de la perception du paganisme depuis la perspective chrétienne à partir de plusieurs sources narratives carolingiennes et ottoniennes. La construction et les usages de l’image de l’autre sont à la suite analysés par Nicolas Drocourt à partir des sources diplomatiques byzantines du Moyen Âge central. Ce dernier montre comment dans les correspondances entre la chancellerie impériale et le tsar bulgare Syméon, Sarrasins et Perses sont à l’occasion donnés comme des modèles à suivre, dépassant l’opposition traditionnelle entre »Byzantins« et »Barbares«.

Les contributions de Philippe Josserand et John Tolan mettent également en valeur la nécessité de relire les relations à l’autre, en particulier l’autre religieux, et d’en souligner la complexité et les nuances: Philippe Josserand, en soulignant comment aux marges de la chrétienté latine les ordres militaires ont construit des relations complexes avec les populations locales tant dans la défense même de la frontière que dans les phases de négociation de paix ou de reconstruction et de colonisation; John Tolan, en montrant comment Mahomet et le Coran sont relus dans le contexte des polémiques chrétiennes de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne à la lumière de nouveaux rapprochements, loin de l’altérité radicale construite au Moyen Âge central. Ainsi, si le sentiment d’altérité demeure, une étude des rapports à l’autre met en lumière des pratiques et des discours bien éloignés de la simple confrontation animée par la haine religieuse ou raciale. Michał Tymowski fait apparaître des procédés de déconstruction de l’altérité similaires dans son étude de l’évolution des perceptions européennes des Africains depuis les premiers contacts avec les Africains dans les années 1430 au début du XVIe siècle. Au fur et à mesure que les contacts se multiplient et que la connaissance de l’autre progresse, les représentations héritées des Anciens et l’image du Barbare font le pas à des perceptions nuancées et dynamiques, sources de questionnement sur la nature et la définition de la communauté humaine.

Enfin, Patrick Boucheron conclut le volume par une étude de la dialectique de l’autre et du familier au cœur des représentations des voyageurs médiévaux partis à la découverte du monde dans les derniers siècles du Moyen Âge. Reprenant une hypothèse de Jacques Le Goff auquel il rend un hommage appuyé, il examine à travers quelques exemples le devenir du rêve et du merveilleux face à la progression des explorations géographiques. Il montre également que pour le voyageur médiéval, »l’angoisse de l’altérité« (p. 222) était mise en tension avec la présence de cadres ou de repères familiers.

Au terme de ce volume, c’est toute la complexité de l’appréhension médiévale de l’altérité et des attitudes envers l’autre qui est présentée au lecteur. En plaçant au cœur de leur réflexion la notion d’altérité, les assises renouaient avec une thématique de recherche ancienne dont l’actualité au regard des défis contemporains en justifiait la reprise. Grâce à l’effort de conceptualisation développé dans certaines contributions et à l’alternance d’études de cas précises et fouillées, cet ouvrage collectif donnera une idée claire de la manière dont les sociétés médiévales ont pu concevoir, créer et définir l’altérité à un moment où, comme l’écrit Jean-Claude Schmitt, nos sociétés contemporaines sont traversées par la question de plus en plus problématique du rapport à l’autre.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gaёlle Bosseman, Rezension von/compte rendu de: Philippe Josserand, Jerzy Pysiak (dir.), À la rencontre de l’Autre au Moyen Âge. In memoriam Jacques Le Goff. Actes des premières assises franco-polonaises d’histoire médiévale, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2017, 246 p. (enquêtes + documents, 58), ISBN 978-2-7535-5679-9, EUR 23,00. , in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48314