L’historiographie a depuis longtemps noté le rôle des Mineurs dans l’appropriation du Nouveau Monde. Le but de cet ambitieux petit ouvrage est de montrer que les stratégies de violence et de domination qui ont présidé à ce processus ne sont pas propres à l’époque moderne, mais trouvent leurs racines dans le Moyen Âge, et qu’elles sont associées à des »constructions symboliques« justifiant la conquête. En cinq chapitres touchant des aspects différents de la réflexion des franciscains sur le monde, de l’histoire de l’ordre et de sa présence en Amérique, l’auteur s’attache à démontrer une évidence souvent mal perçue du fait du découpage en périodes chronologiques entraînant des spécialisations simplificatrices.

Le chapitre second (il n’y a pas de chapitre premier) examine la façon dont la doctrine franciscaine de la pauvreté aboutit à la création d’une »philosophie de l’espace particulière«; les disputes médiévales sur ce point sont interprétées comme des conflits ayant pour objet le contrôle de l’identité de l’espace. Ces dernières notions ‒ elles abondent dans l’ouvrage ‒ sont justifiées selon l’auteur parce que les débats questionnent ce qui est réel en ce monde: les faits (l’usage ou le non usage des biens), ou bien les droits (la propriété qui en légitime l’usage)? L’auteur opine que ces disputes ont permis aux franciscains de justifier la prise de possession d’une contrée dont les populations ne connaissaient pas ces droits.

Le chapitre suivant pose la façon particulière »in which they knew the world« avant leur intervention dans le Nouveau Monde. Les franciscains voyagent; de plus, ethnographes avant la lettre, ils s’intéressent aux peuples, comme Plan Carpin et Rubrouck cherchant à connaître les mœurs des Mongols – le second envoyé en mission de renseignement par un souverain. Ils ont donc »joué un rôle important dans l’histoire de l’imagination spatiale«. Sans doute – comme d’autres; mais il est bizarre de présenter ces personnages comme le »premier groupe« qui ait forgé des stratégies pour entrer en contact avec les non-chrétiens. Comme le montre l’œuvre de Roger Bacon, ces intérêts géographiques et ethnographiques sont mis au service d’une vision spirituelle du monde qui mobilise aussi des disciplines controversées, telle l’astrologie. En quoi y a-t-il là une »philosophie de l’espace«? Il existe probablement une perception de l’espace et des réalités matérielles (parmi lesquelles les processus économiques, absents du champ de l’auteur) propre aux Mineurs, mais l’auteur n’a pas utilisé les travaux souvent français et italiens qui auraient permis de dépasser les idées générales.

Les franciscains ont participé à la colonisation des Canaries à partir du début du XVe siècle, »chapitre nouveau du rapport entre connaissance, espace et pouvoir« qui préfigure la conquête du Nouveau Monde non seulement dans les faits mais aussi par la formation d’un nouveau genre littéraire: le récit de »découverte« qui offre un paradigme propre à être utilisé pour toute nouvelle prise de possession d’un espace. Est cité à ce sujet le »Libro del conosçimiento de todos los reynos […]« que l’auteur continue d’attribuer à un franciscain alors que c’est l’œuvre d’un héraut d’armes, sans tenir compte en outre du fait que le texte ne décrit pas un voyage réel, mais un itinéraire fictif élaboré à partir d’une carte marine1. Cette »connaissance globale« ne pose pas de frontière entre science, religion et observation empirique. Certes, mais en quoi ces caractéristiques propres à toutes les productions médiévales distinguent-elles les Mineurs?

Les chapitres quatrième et cinquième poursuivent le récit de l’installation franciscaine dans les îles de l’Atlantique, sur les côtes qui le bordent, notamment en Espagne où Colomb reçut le soutien des franciscains de La Rabida, puis en Amérique. Une certaine tendance à la surinterprétation se révèle souvent. Ainsi, que certains frères aient été obligés de filer des tissus pour ne pas aller nus et de manger des serpents pour ne pas mourir de faim »relierait les voyages franciscains aux temps bibliques, devenant plus proches de l’âge de l’innocence« (p. 98): mangeait-on du serpent au paradis? Plus sérieusement, l’auteur s’interroge sur le rôle des franciscains dans la »coloniality«, terme désignant non seulement le processus même de l’appropriation par les Européens, mais encore la formation d’une »subjectivité coloniale« entraînant le contrôle de l’identité et de la mémoire des populations.

C’est là que naît selon l’auteur le »paradoxe franciscain«: leur participation à la domination provient de leurs propres pratiques spirituelles marquées par la »violence« à l’égard de leur propre corps qui légitimerait la violence envers les populations. On trouve un utile tableau des opérations menées par les franciscains pour forger un monde nouveau: rédaction de textes descriptifs et historiques destinés à influencer la vision des Amériques, comme les œuvres de Diego de Landa; systèmes d’éducation imposés aux populations; apprentissage des langues afin de christianiser; contribution à l’Inquisition et anéantissement des pratiques religieuses des populations.

La présence franciscaine dans le Nouveau Monde est enfin caractérisée par une vision eschatologique provenant, là encore, du Moyen Age. Les écrits de Joachim de Fiore, très commentés dans l’ordre, furent interprétés comme l’annonce du royaume millénariste que la conquête donna l’occasion de créer. Les viri spirituales de Joachim (parfois appelés spirituali par l’auteur) sont évidemment pour eux des Mineurs, François est le nouveau Christ et les premiers missionnaires aux Amériques sont de nouveaux apôtres. Ainsi, selon Ubertino da Casale interprété par l’auteur, ils seraient historiquement destinés à contrôler le monde par la pauvreté évangélique.

Fruit d’un travail notable, comme le montre l’abondante bibliographie (malgré les manques qui ont été signalés), cet ouvrage n’évite ni les généralités, ni les répétitions (les mêmes phrases, ou à peu près, sont souvent reproduites à quelques lignes ou pages d’intervalle, par exemple p. 171 et 172), ni les erreurs de transcription dans les rares termes latins cités. Il prend l’aspect fastidieux d’un catalogue des opinions d’historiens contemporains, alors que les documents originaux ne sont pas donnés (par exemple, p. 95). Les textes latins sont toujours cités en traduction, sans que le lecteur puisse vérifier sur l’original. L’auteur semble avoir voulu confirmer quelques lignes très générales d’un philosophe français notoire dans les universités du monde anglophone sur les rapports supposés (du moins sous cette forme simpliste) entre connaissance, espace et pouvoir; ces lignes sont citées en introduction et en conclusion, et l’idée est fréquemment répétée dans le cours du livre, sans toutefois que la démonstration soit faite de façon totalement satisfaisante: le choix d’une telle méthode ne paraît pas adapté.

1 L’édition récente n’est pas connue: María Jesús Lacarra, María del Carmen Lacarra Ducay, Alberto Montaner (éd.), Libro del conosçimiento de todos los rregnos et tierras et señoríos que son por el mundo, et de las señales et armas que han, edición facsimilar del manuscrito Z (Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Cod. hisp. 150), Saragosse 1999.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Patrick Gautier Dalché, Rezension von/compte rendu de: Julia McClure, The Franciscan Invention of the New World, Basingstoke, Hampshire (Palgrave Macmillan) 2017, XIV–229 p. (The New Middle Ages), ISBN 978-3-319-43022-5, EUR 96,29., in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48318