La géométrie étudiée dans cet ouvrage a deux composantes appliquées aux figures, qu’elles soient planes ou solides. Le mesurage consiste en la détermination de grandeurs inconnues par raisonnement ou calcul; le découpage consiste à fractionner une partie d’une figure donnée en respectant diverses contraintes (par exemple un chemin à conserver au sein d’une pièce de terre). Aussi bien dans le monde musulman que chez les Latins, les études sur le »mesurage« médiéval, rendues difficiles par la rareté des textes identifiés parvenus jusqu’à nous, n’ont pas suscité autant d’intérêt que la géométrie savante.

Cet ouvrage est donc particulièrement bienvenu, notamment par l’édition avec traduction française de quatre traités traduits de l’arabe en latin. Les trois premiers se trouvent étroitement associés dans les manuscrits: »Liber mensurationum Abubachri qui dicebatur Heus« (Abu Bakr), »Liber Saydi Abuothmi« (Sa'id Abu Uthman), »Liber Aderameti« (Abd al-Rahman); le dernier, transmis isolément, est le »De superficierum divisionibus« d’un certain Muhammad al-Baghdadi. Les originaux arabes ne sont pas connus. Certains aspects de la terminologie employée permettent d’assigner les trois premiers à l’Occident musulman. Bien que les traductions indiquent le nom de l’auteur original, les renseignements bio-bibliographiques disséminés dans la littérature ne permettent pas de les identifier avec certitude.

Pour Abu Bakr, on a le choix entre quatre personnages ayant vécu entre le Xe et le XIIe siècle; l’auteur du »Liber Saydi Abuothmi« peut avoir vécu au Xe ou au XIe siècle; quant à Muhammad al-Baghdadi, il pourrait être un mathématicien mal connu, Abu Bakr Muhammad ibn al-Baqi dont le floruit se situerait à la fin du Xe et au début du XIe siècle. Il est intéressant de noter que deux des personnages évoqués comme possibles auteurs ont été élèves du mathématicien andalou Maslama al-Majriti: ce sont Abu Bakr Yahya ibn Ahmad ibn al-Khayyat, géomètre et astrologue, et Abu Uthman Sa’id ibn Muhammad ibn al-Baghunish.

Le corpus que forment les trois premiers est présent dans le manuscrit le plus ancien des traductions de Gérard de Crémone, célèbre et prolifique traducteur actif à Tolède (première moitié du XIIe siècle); d’autre part, l’incipit du »Liber mensurationum« lui en attribue la traduction. Grâce à la liste de ses traductions dressée par ses disciples, on sait que Gérard de Crémone composa un »Liber de practica geometrie tractatus« que Marc Moyon identifie comme l’ensemble des trois traités. Quant au »De superficierum divisionibus«, il paraît correspondre au »Liber divisionum« de cette même liste, identification déjà proposée par Charles Burnett.

Ces éditions critiques sont accompagnées d’une traduction en français et d’un très utile chapitre où les procédures proposées par les traités font l’objet d’une analyse mathématique. En annexe, on trouve une analyse comparative des problèmes de mesurage et de découpage (procédures et résultats) exposés chez Ibn Abdun (»Risala fi l-taksir«, Xe siècle), dans deux des textes édités (»Liber mensurationum«,»Liber Aderameti«), chez Abraham Ibn Ezra (»Livre sur le mesurage et le calcul«) et Abraham Bar Hiyya (»Livre des mesures«), et enfin chez Fibonacci (»Practica geometriae«) et Jean de Murs (»De arte mensurandi«).

L’ouvrage ne se borne pas à ces instruments de travail. Une première partie très nourrie présente tous les traités de mesurage et de découpage connus, en dégageant les spécificités de chacune de ces deux traditions en matière de procédures et de terminologie. Les traductions latines posent la question de l’appropriation de ces disciplines par les Latins. Suit donc un utile compendium sur les géométries de la mesure, de Columelle (livre V du »De agri cultura«) au »Corpus agrimensorum Romanorum« d’abord, puis sur les traités de »géométrie pratique« élaborés entre le XIIe et le XIVe siècle (Hugues de Saint-Victor, Gundisalvi, »Geometrie due sunt partes principales …«, Jean de Tynemouth, Fibonacci, Jordanus de Nemore et Jean de Murs).

Tous ces textes, arabes ou latins, qui décrivent les manières de calculer l’aire de figures (triangle, trapèze, quadrangle, cercle) et de volumes, posent des questions fondamentales touchant le public visé. Dans le monde musulman, on peut classer ces traités de ilm al-misaha (science du mesurage) en deux catégories. Dans la première, les auteurs adoptent une démarche algébrique pour résoudre les problèmes dans la suite d’al-Khwarizmi, subordonnant ainsi le mesurage comme champ d’application de l’algèbre. Dans la seconde, la démarche est totalement géométrique et offre un mixte de la géométrie pratique de l’artisan et la géométrie savante – ce qui montre que les auteurs s’intéressent aux problèmes inhérents à la pratique des arpenteurs (mais les traités de mesurage des XVe-XVIIIe siècle sont moins influencés par la géométrie savante).

Il est malaisé de définir les publics visés: juristes spécialistes des héritages à diviser, fonctionnaires chargés de la comptabilité, employés de l’administration cadastrale (en Égypte), propriétaires terriens, artisans. Les auteurs font allusion à tous ces milieux. Mais il s’agit plutôt, pour eux, de corriger des pratiques locales ou professionnelles; ou encore, comme cela est excellemment exprimé, de fournir »une réponse savante aux règles et aux pratiques dictées par leur habitus, résultat de la tradition locale« (p. 27).

À ce titre, on est frappé par une certaine ressemblance avec ce qui se passe à Byzance1. Mais il faut être prudent et ne pas penser naïvement que ces traités avaient un but didactique pratique, c’est-à-dire adapté à la formation des arpenteurs. Lorsque l’andalou Ibn Abdun écrit qu’il a composé son »Épître sur le mesurage« »en s’efforçant d’en faire, pour ceux qui voudraient l’étudier, un livre abrégé«, il serait hardi d’en déduire que la géométrie pratique était enseignée en Andalus au Xe siècle. On serait en effet tenté d’appliquer à tous ces textes le jugement porté sur l’un d’entre eux: »un recueil de résultats bien plus approfondis que les stricts besoins d’un public de professionnels« (p. 59).

Et, alors que les auteurs insistent sur leurs liens avec les corporations d’artisans, c’est de façon purement conventionnelle qu’ils assurent que leur ouvrage est destiné aux professionnels du mesurage ou du découpage. Il ne faut pas tomber pour autant dans une naïveté inverse: il est évident que la complexité des procédures et des explications ainsi que le recours à l’algèbre sont d’ampleur très variée selon les cas, et que ces exposés peuvent s’adresser à des artisans disposant d’une certaine familiarité avec la culture savante; ils ne devaient toutefois pas être la majorité. Géométrie pratique et géométrie savante ne sont pas des domaines totalement étrangers; il y aurait donc à distinguer, pour chaque traité, la part respective de la géométrie des praticiens de celle des savants: tâche complexe, qui doit être poursuivie.

Qu’en est-il dans le monde latin? Avec la même prudence, l’auteur examine tout d’abord les sources disponibles avant les traductions du XIIe siècle. Il souligne l’importance de Columelle, négligé par l’historiographie de ces questions, et détaille les opérations de mesurage et de découpage exposées dans le »Corpus agrimensorum Romanorum«, élément essentiel de la formation à la géométrie (savante!) durant le haut Moyen Âge. Contre certains deliramenta historiographiques, il se range à juste titre aux conclusions de Berthold L. Ullman qui a montré que le corpus, copié à Corbie au temps de Charlemagne, n’a jamais servi à un quelconque enseignement de l’arpentage pratique. Il en va de même pour tous les textes postérieurs relevant du concept de »practica geometriae«, c’est-à-dire, à l’origine, la géométrie réalisée à l’aide d’instruments: astrolabe, quadrant …, selon la définition du premier traité de cette sorte, attribué à Hugues de Saint-Victor (l’auteur ne semble pas conscient des problèmes d’authenticité de ce texte, qui a des points communs avec le »De divisione philosophiae« du traducteur Gundisalvi actif dans la péninsule Ibérique).

Les traités offrent une complexité croissante, recourant de plus en plus à Euclide et à l’algèbre au fil du temps. Lorsqu’ils évoquent les arpenteurs de la pratique, qui procèdent »secundum vulgarem consuetudinem, quasi laicali more«, comme le fait Fibonacci, c’est pour critiquer leurs procédures empiriques, dans le souci explicite d’élever leur niveau. Mais par là, ils expriment avant tout leur conscience d’appartenir à un groupe – les »intellectuels« souvent formés à l’université – soucieux de démontrer leur utilité sociale en magnifiant leur propre statut. L’histoire de l’arpentage, jusque dans l’époque moderne, montre que leurs intentions didactiques n’ont guère eu d’effet, même si, comme le souligne l’auteur, la praticité peut renvoyer »à la formation professionnelle de certaines corporations organisées (comme les notaires et les marchands par exemple)« – ce qu’il faudrait prouver.

Deux textes importants du XIVe siècle ne sont pas étudiés (la »Practica geometriae« de Dominicus de Clavasio et la »Geometria Culmensis«), alors qu’ils auraient permis d’affiner les conclusions, car les préoccupations »pratiques« y sont particulièrement soulignées sans pour autant conduire à modifier l’interprétation d’ensemble. Malgré cela, on ne peut qu’adhérer à la conclusion de l’auteur, dans la suite de Guy Beaujouan: »Il est vain de chercher des applications directes, immédiates dans la ›vie réelle‹«. Il est à espérer qu’elle sera entendue. Géométrie pratique et géométrie savante ne s’opposent pas totalement; ce sont deux traditions qui se nourrissent l’une de l’autre, l’une privilégiant l’empirisme instrumental (mais non exclusivement et de moins en moins), l’autre les aspects spéculatifs.

Cette somme, parfois déparée par une préparation éditoriale insuffisante, des coquilles et quelques négligences de style (on rencontre, par exemple, une »réflexion […] emprunte de la philosophie« de Hugues de Saint-Victor, p. 105), est menée de façon magistrale. Les médiévistes du monde latin intéressés par les questions de mesure devront s’en inspirer.

1 Voir Géométries du fisc byzantin. Édition, traduction et commentaire par Jacques Lefort, René Bondoux, Jean-Claude Cheynet, Paris 1991 (Réalités byzantines, 4).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Patrick Gautier Dalché, Rezension von/compte rendu de: Marc Moyon, La géométrie de la mesure dans les traductions arabo-latines médiévales. Préface de Charles Burnett, Turnhout (Brepols) 2017, 652 p., 225 ill. en n/b, 1 ill. en coul. (De Diversis Artibus, 100), ISBN 978-2-503-56831-7, EUR 90,00. , in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48321