Il y a longtemps que les historiens se sont intéressés aux activités guerrières du clergé dans l’empire ottonien puis salien. Craig M. Nakashian fait partie, avec Lawrence Duggan et Thomas Gerrard, d’une génération d’historiens anglo-saxons qui renouvelle en profondeur le sujet en transférant les problématiques nées en Germanie dans le monde anglo-normand.

Dans ce cadre, ce qui singularise l’ouvrage de Craig Nakashian, c’est sa problématique extrêmement intelligente: il s’agit en effet moins de faire l’histoire des clercs (les churchmen) ayant pris part de près aux opérations guerrières, comme combattant ou comme commandant (c’est le sens que l’auteur donne à warrior), que d’étudier l’image, complexe et controversée, que la société médiévale s’est faite d’eux et de leurs actions. L’auteur interroge une documentation narrative (chroniques et œuvres hagiographiques) pour l’essentiel (avec quelques exceptions, comme les fascinants testaments d’évêques anglo-saxons du Xe siècle, léguant armes et chevaux, p. 45), en lui imposant une approche critique souvent serrée, destinée à cerner les débats que pouvait susciter la participation d’hommes d’Église à la guerre.

L’un des immenses mérites de l’ouvrage est en effet de sortir le sujet de l’idée fausse que les sources normatives seraient révélatrices de la mentalité des contemporains. Inversant la charge de la preuve, l’auteur cherche au contraire à reconstituer à partir des différentes sources mobilisées la diversité des opinions s’affrontant dans la société médiévale. Pour ce faire, il suit un plan en deux parties, annoncé par le sous-titre. Composée de trois chapitres, la première partie questionne la variété des positions normatives en ce qui concerne l’activité guerrière du clergé: sont successivement examinés les textes du très haut Moyen Âge, puis les décrets canoniques accompagnant la réforme de l’Église et enfin la littérature épique.

Organisés chronologiquement, de Guillaume le Conquérant aux premières années du règne d’Henri III, les cinq chapitres de la seconde partie multiplient les études de cas d’ecclésiastiques ayant pris part à des conflits armés et surtout de ce que les contemporains en disaient. Si ce déroulé chronologique permet d’étudier de manière approfondie et contextualisée de grandes figures célèbres comme Odon évêque de Bayeux ou Henri de Blois ou d’autres moins connues comme l’archevêque de York Thurstan (pour ne donner que quelques exemples), il conduit aussi à des redites d’un chapitre à l’autre, certains aspects variant assez peu au fil du temps. La conclusion, elle, ouvre rapidement sur la fin du Moyen Âge et les Temps modernes.

Le résultat de cette démarche est dans l’ensemble très convaincant. L’auteur montre bien que l’histoire du rapport du clergé aux armes dépasse la simple dichotomie entre interdit et pratiques déviantes. En réalité, tout au long des siècles étudiés, les positions normatives sont beaucoup plus variées que ce à quoi l’on aurait pu s’attendre de prime abord: elles vont de l’interdiction pure et simple à l’acceptation de l’implication militaire pour une cause supérieure, comme la défense de l’Église ou le service du roi, en passant par une forme de tolérance quand il est question de légitime défense. L’auteur met ainsi en évidence comment certains clercs prenant part à des faits de guerre pouvaient se sentir légitimes à le faire.

Ce qu’il montre bien également, c’est que la question du rôle guerrier du clergé n’a jamais constitué une priorité pour les réformateurs: d’autres formes de sécularité, en particulier la simonie et le nicolaïsme, retiennent bien davantage leur attention. Le pragmatisme des réformateurs a été d’autant plus grand que la lutte entre la papauté et l’empire, puis les croisades, ont rendu plus nécessaire l’implication militaire d’hommes d’Église, non que cela ne suscite toujours de multiples débats. Ce qui donne lieu facilement à condamnation, c’est donc l’implication guerrière de clercs qui ne peuvent légitimer leur activité par une cause supérieure, mais agissent par vengeance ou participent trop visiblement de la culture aristocratique et chevaleresque, faisant de la guerre une occasion de s’illustrer et de s’enrichir.

La notion de churchmen (dont l’introduction précise qu’elle regroupe à la fois tous ceux qui ont reçu les ordres majeurs et tous ceux que les médiévaux désignent comme tels) s’avère assez opératoire en ce qui concerne l’axe principal de l’étude, à savoir l’image sociale du clerc guerroyant. Toutefois, elle conduit aussi à lisser les disparités possibles entre clercs séculiers et moines (discutées bien trop tardivement, p. 210). Il aurait en particulier été avisé de vérifier s’il n’existait pas de ce point de vue une opposition importante entre moines et chanoines. Surtout, le recours au concept de churchmen dissimule que pour l’essentiel, il s’agit d’une histoire des évêques combattants: s’il y a quelques exceptions notables, auxquelles l’auteur consacre bien volontiers des analyses fines, ce sont tout de même les figures épiscopales qui se taillent la part du lion.

C’est un peu à son corps défendant que le livre révèle cette spécificité épiscopale dans le recours aux armes, sans qu’il puisse l’analyser en profondeur, puisque son appareillage conceptuel même l’empêche de distinguer le cas des évêques de celui des autres. Il serait d’ailleurs quelque peu injuste de reprocher à l’auteur ce qui relève en fait de l’état d’avancée du champ: on sent que pèse encore sur toute autre considération la nécessité de prouver l’existence massive de ces clercs guerriers, longtemps oblitérée en ce qui concerne les espaces anglo-normands.

Ce livre pourrait être formidable. Mais il comporte aussi un certain nombre de traits agaçants. Le premier est qu’à quelques très rares exceptions près, les travaux d’historiens en langue française ne sont pas connus et utilisés: les recherches de Monique Goullet sur Léon IX et son dossier hagiographique auraient pu être utiles, tout comme les études de Véronique Gazeau sur les abbés normands ou encore les remarques faites par Dominique Barthélemy à propos de l’action militaire conduite par l’archevêque de Bourges Aimon (prétendument négligée par les historiens modernes p. 55) …

Il est en outre dommage de recourir à l’étude critique de textes hagiographiques en se privant des importantes réflexions en la matière de Guy Philippart ou de Marc van Uytfanghe, qui auraient aidé à ne pas confondre trop rapidement le point de vue de son hagiographe avec celui de Lanfranc, archevêque de Canterbury (p. 165); la numérotation BHL n’est d’ailleurs pas utilisée. Ajoutons que des vieilles éditions dépassées sont citées, par exemple en ce qui concerne le Liber miraculorum sancte Fidis« ou la chronique d’Adémar de Chabannes, alors que les éditions critiques excellentes (et pas si récentes que cela) Lucas Robertini et Pascale Bourgain sont ignorées.

Il faut encore signaler (sans prétendre être exhaustif) un certain nombre de fautes de latin gênantes dans les notes: n. 123, p. 53 confidential (au lieu de confidentia); n. 126, p. 54 agree (lire agere); n. 31, p. 192 semone au lieu de sermone; n. 17, p. 233 venerbilis pour venerabilis. À d’autres endroits (par exemple n. 18, p. 69, voir aussi p. 71 et 72, n. 113, p. 90; la Vie d’Alfred par Asser dans la liste des sources) le référencement aux sources ne renvoie qu’à des traductions. Tout ceci interroge sur la qualité du travail de suivi éditorial.

Pour finir, il s’agit d’un livre intéressant, qui, tout en laissant un petit arrière-goût d’inachevé, donne à penser sur un phénomène important, trop longtemps négligé, à l’étude duquel il apporte une contribution globalement pertinente.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sébastien Fray, Rezension von/compte rendu de: Craig M. Nakashian, Warrior Churchmen of Medieval England, 1000–1250. Theory and Reality, Woodbridge (The Boydell Press) 2016, X–294 p., ISBN 978-1-78327-162-7, GBP 60,00. , in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48322