La parution de l’édition très attendue de la »collection épistolaire d’Innsbruck«, dans la collection »Briefe des späteren Mittelalters« (Lettres du Moyen Âge tardif) des Monumenta Germaniae Historica marque une date importante dans la recherche sur les derniers Hohenstaufen, et plus particulièrement sur l’histoire de la Sicile et de l’Empire entre la fin du règne de Frédéric II et la mort de Conrad IV en 1254. L’intérêt historique des très nombreux documents inédits (148) contenus dans cet ensemble de 209 lettres a déjà été partiellement présenté par le découvreur de la collection, Josef Riedmann, qui en a assuré l’édition, dans diverses publications notamment échelonnées entre 2006 et 2012 (cf. bibliographie, p. 40–41), et discuté par plusieurs chercheurs, mais il est sûr que la lecture globale permise par la présente édition ouvrira un nouveau cycle de recherches concernant l’ensemble d’inédits quantitativement et qualitativement exceptionnel qui sont maintenant accessibles.

La présente recension ne pouvant discuter l’ensemble des questions posées par les lettres inédites contenues dans la collection d’Innsbruck, on se contentera ici de donner un aperçu des problèmes qu’elle soulève en présentant succinctement 1) la découverte et la contextualisation de cette source par Josef Riedmann; 2) les caractéristiques et les limites de cette édition princeps; 3) enfin quelques-uns des traits les plus remarquables des documents inédits qui viennent enrichir notre connaissance de la politique de Frédéric II et, surtout, de son fils et successeur éphémère Conrad IV.

1) La »collection épistolaire d’Innsbruck« forme un ensemble textuel composé de lettres (ou de mandats assimilables à des lettres) qui rentre dans la catégorie des summae dictaminis. Les documents, essentiellement issus de l’activité de différentes chancelleries (chancellerie du royaume de Sicile, mais aussi chancellerie papale, etc.) ont été sélectionnés et modifiés (par la suppression d’un certain nombre de parties, la réduction à l’initiale de certains noms …) pour devenir des modèles rhétoriques. Typologiquement, la collection d’Innsbruck peut être assimilée à une collection de lettres de Pierre de la Vigne selon la logique suivie par Hans Martin Schaller dans l’organisation de son Hilfsmittel »Handschriftenverzeichnis zur Briefsammlung des Petrus de Vinea« (MGH, 2002), qui comptabilisait une grande partie des collections de dictamina contenant des lettres par ailleurs contenues dans la collection la plus diffusée des »Lettres de Pierre de la Vigne« (petite collection en six livres) comme autant de formes »alternatives« de cette collection.

La collection d’Innsbruck contient ainsi 37 dictamina communs avec les »Lettres de Pierre de la Vigne« (»petit-six«), ainsi que des lettres présentes dans la summa dictaminis papale de Thomas de Capoue, et dans les collections de dictamina dites de Transmundus (no 186–204). Un tel mélange de lettres en rapport avec la tradition des »Lettres de Pierre de la Vigne« (chancellerie et cour de Sicile, de Frédéric II à Manfred), de la chancellerie papale et de strates documentaires plus anciennes (Transmundus) n’est pas insolite: un grand nombre de textes politiques importants émanant de la chancellerie de Frédéric II et Conrad IV ont été retrouvés dans des miscellanées de ce genre. Mais il n’était plus arrivé depuis des décennies qu’une collection de lettres de Pierre de la Vigne »alternative« non repérée par la recherche livre une telle abondance de documents inconnus, ici 36 lettres inédites de l’époque de Frédéric II, et pas moins de 112 documents inédits du règne sicilien éphémère (1252–1254) de Conrad IV.

Dans une introduction bien menée, Josef Riedmann explique les circonstances de la découverte de cette collection, à l’occasion d’un catalogage des manuscrits de la bibliothèque universitaire d’Innsbruck. Contenue aux folios 93–196 du manuscrit 400 de l’Universitäts- und Landesbibliothek Tirol, cette collection avait échappé à un repérage à cause du titre donné à cette section du manuscrit au Moyen Âge: Summula dictaminis rhetorici. Notule rethoricales diverse. Les recherches de Joseph Riedmann l’ont conduit à découvrir qu’un érudit du début du XXe siècle, Gottfried Klapeer, avait déjà repéré ces lettres, mais sans donner suite à sa découverte. Riedmann, dans une introduction de 33 pages, complétée par un riche cahier d’illustrations en couleur qui couvre 16 folios du manuscrit, et par une bibliographie, présente la découverte, la publication, la structure et les caractéristiques de la collection. Le problème majeur posé par celle-ci concerne son statut au sein de la tradition des dictamina d’origine Hohenstaufen représentés par les différentes formes de »Lettres de Pierre de la Vigne«.

Étant donné que la collection contient à la fois 37 lettres communes avec la collection de Pierre de la Vigne »classique«, un très grand nombre d’inédits non présents dans d’autres collections, et qu’elle ne contient aucun document écrit après 1254, année de la mort de Conrad IV, elle semble avoir suivi un destin exceptionnel par rapport aux collections »voisines« (collections de Lettres de Pierre de la Vigne non ordonnées, contenant des documents plus rarement transmis que les quatre collections ordonnées les plus classiques): le dictator (un notaire de la chancellerie de Conrad IV?) responsable de la compilation d’Innsbruck a dû porter son savoir dans le Sud-Est du royaume de Germanie très tôt, peut-être directement après la mort de Conrad IV, sans rester en contact avec le réseau des rhéteurs qui a peu à peu élaboré les différentes formes des summae dictaminis de Pierre de la Vigne entre la mort de Conrad IV et les années 1268–1280.

Cette séparation précoce a permis la conservation de documents qui n’ont pas été retenus dans les courants moins isolés de la tradition. Joseph Riedmann rappelle l’existence et la trajectoire d’un certain nombre de ces dictatores héritiers de Pierre de la Vigne qui ont probablement ou sûrement suivi des parcours de ce genre, tels que Nicola da Rocca senior (lieu d’exil après 1269 inconnu), Pierre de Precce et Enrico da Isernia, mais aucun n’est un bon candidat pour la dissémination dans l’espace germanophone de ce groupe de lettres isolées dans la tradition manuscrite, surtout à une date aussi précoce.

Joseph Riedmann a raison de souligner que le statut rhétorique souvent complexe de ces textes (abrégés, parfois sans doute modifiés par rapport à leur version originale) n’en fait pas pour autant des exercices de style. Selon toute vraisemblance, nous sommes en présence, pour les documents attribuables à Frédéric II et Conrad IV, d’une série exceptionnelle de lettres authentiques, mais profondément altérées par la logique de compilation des summae dictaminis.

2) Les caractéristiques de la transmission manuscrite impliquent en effet des difficultés de reconstitution qui sont souvent pesantes (en particulier pour les lettres diplomatiques dont certaines sont très lourdement mutilées par le choix du créateur initial ou d’un copiste intermédiaire), et le degré d’abréviation et la complexité de traitement de ces dictamina expliquent le délai entre la découverte du fonds en 2004 et son édition. Il a fallu proposer une contextualisation pour des documents souvent difficilement interprétables, faute d’adresse ou de noms complets, résoudre un certain nombre de problèmes de lecture liés au grand nombre des abréviations ou à des erreurs de copiste, enfin proposer un apparat correspondant aux critères de qualité requis par les MGH.

Concernant la confection des apparats et des notices explicatives, on regrettera que l’éditeur n’ait pas tenu parfois plus clairement compte des interactions entre les différentes collections de dictamina. Un travail de mise en réseau (absolument indispensable) a certes été fait pour les lettres de Pierre de la Vigne déjà connues, mais la présence d’un document appartenant à la summa dictaminis de Thomas de Capoue n’a par exemple pas été notée (no 5, Miranda tuis sensibus, ThdC I, 1). C’est néanmoins l’édition elle-même des textes qui présente le plus grande nombre de traits devant encore être améliorés. On gardera ici à l’esprit la maxime de Boileau (»La critique est aisée …«): une édition princeps est presque toujours sujette à critique, et il faut considérer la masse de travail considérable sur des inédits qui sont à présents exploitables par la recherche.

Il ne s’agit donc pas ici de dénigrer un labeur dans l’ensemble bien mené. Il existe néanmoins un certain nombre de leçons problématiques, intégrées dans le texte édité, parfois avec une mention de lecture incertaine (»Lesung unsicher«), qui peuvent et devraient être résolues. On ne donnera ici que deux exemples. Il en va ainsi du terme transcrit illicura, leçon absolument impossible, dans la remarquable lettre no 50 de Conrad IV à Innocent IV, qu’il faut clairement lire illecebra, ou encore de la séquence scandala nociva multiplicacione sue crescereat, totalement impossible, dans la lettre no 57 de Conrad IV à l’empereur de Nicée, où sue crescereat doit probablement être corrigé en subcrescerent.

Dans des cas de ce type, on s’explique mal comment des leçons aberrantes ont pu être laissées dans l’édition, sans cruces, ou sans proposition de restitution. La comparaison minutieuse avec la phraséologie de la chancellerie sicilienne pour des passages équivalents permettra avec le temps de donner un texte plus satisfaisant, là où ces problèmes n’ont pas encore été résolus. Un problème moins gênant est représenté par la nécessité d’améliorer la recherche des sources. Dans ce domaine, il ne s’agit pas de prétendre à l’exhaustivité: ce n’est que depuis deux décennies que les spécialistes de la rhétorique impériale-sicilienne et papale ont pris l’habitude de traiter les lettres politiques comme des documents dont la richesse intertextuelle nécessitait un travail philologue de type littéraire, et notamment la recherche, toujours à reprendre, des sources bibliques, patristiques, classiques et juridiques.

Dans le cas des lettres inédites de la collection d’Innsbruck, la mise en évidence de nombreux échos bibliques est peut-être plus avancée que le repérage des sources classiques, dont une rapide recherche permet de voir qu’elles ont parfois été négligées. Dans la lettre no 60 de Conrad IV au roi de Navarre, on trouve ainsi une belle citation horatienne (qui consuevit tardus esse provisor utilium, écho de l’»Art poétique«, v. 164), dans la lettre no 50 déjà citée, des réminiscences virgiliennes peuvent être repérées. Un travail complémentaire sur ces sources poétiques serait d’autant plus nécessaire qu’il participerait de l’effort actuel pour aboutir à une compréhension meilleure (et à une réévaluation) des techniques de transposition entre poésie métrique et prose rythmée, et de la culture des techniciens de l’écrit de la chancellerie Hohenstaufen de Sicile.

3) Au-delà de ces problèmes strictement éditoriaux, l’intérêt historique de ces nouvelles sources peut se résumer de la manière suivante. Les 36 textes inédits concernant Frédéric II apportent un certain nombre d’informations parfois précieuses, mais souvent difficilement interprétables, faute de précisions chronologiques, sur les relations de l’empereur avec ses bâtards Enzio et Frédéric d’Antioche, sur la politique de propagande impériale à l’égard des villes nord-italiennes et de personnages tels que le comte de Savoie ou le duc de Lorraine, sur les relations avec certaines villes telles que Tivoli.

En dépit de la richesse de cette documentation, il ne s’agit peut-être pas de textes de nature à jeter une image radicalement différente du règne de l’empereur. En revanche, les pièces bien plus nombreuses concernant le règne sicilien (1252–1254) de Conrad IV sont non seulement intéressantes au point de vue rhétorique, mais fondamentales d’un point de vue politique, puisqu’elles jettent une vive lumière sur certains aspects de la réorganisation interne du royaume de Sicile (notamment sur l’activité édilitaire, à Salerne, à l’Aquilée, à Barletta), tout comme sur l’activité diplomatique tous azimuts déployée par le roi de Romains et nouveau roi de Sicile en direction d’un ensemble de souverains et de puissances remarquables, depuis la »reine de Sardaigne«, Adelasia de Torres (bizarrement confondue dans l’apparat avec une parente d’Ezzelino da Romano, la présence de cette lettre de Conrad IV envoyée à Adelasia, posant effectivement la question du statut de son divorce avec Enzio, donné comme consommé par la recherche après 1247), jusqu’à l’empereur de Nicée en passant par le roi de Hongrie ou celui de Navarre.

Même si ces efforts diplomatiques ont été réduits à néant par la mort de Conrad IV en 1254, il s’agit là d’un matériel de premier ordre pour comprendre les logiques de la diplomatie des Hohenstaufen, au moment où le successeur de Frédéric II tentait de renouer les fils de son action dans toutes les directions. Ces lettres diplomatiques, comme d’autres textes (des lettres de consolation, regroupées dans une section »litterae plagentium« ([sic] par exemple), présentent par ailleurs un intérêt rhétorique notable, en accroissant les séries de lettres déjà connues qui permettent de comprendre l’art des dictatores de Frédéric II et Conrad IV. Certaines parties de la collection, comme les collections d’exordia, difficilement exploitables d’un point de vue factuel, pourront ainsi ajouter à notre connaissance de la rhétorique du pouvoir Hohenstaufen, au prix toutefois d’un travail de comparaison avec les textes déjà connus qui n’en est encore qu’à ses débuts.

Dans l’attente d’une présentation plus exhaustive de propositions d’amélioration du texte, et de certains aspects rhétoriques des documents inédits, soulignons en conclusion pour le lectorat français le caractère exceptionnel de cette découverte, qui modifiera sur certains points notre connaissance du règne de Frédéric II, et renouvelle radicalement l’idée que l’on pouvait avoir jusqu’ici de l’activité politique, administrative et diplomatique de son fils Conrad IV durant les deux années de sa présence en tant que souverain dans le royaume de Sicile. Quels que soient les défauts de cette édition princeps, il faut savoir gré à Josef Riedmann non seulement de sa superbe découverte, mais aussi d’avoir au prix d’un travail considérable livré à la recherche cette nouvelle documentation. Les lettres inédites de la collection d’Innsbruck font certainement partie des découvertes textuelles majeures de la médiévistique du début du 21e siècle.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Benoît Grévin, Rezension von/compte rendu de: Josef Riedmann (Hg.), Die Innsbrucker Briefsammlung. Eine neue Quelle zur Geschichte Kaiser Friedrichs II. und König Konrads IV., Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2017, VIII–334 S. (Monumenta Germaniae Historica. Briefe des späteren Mittelalters, 3), ISBN 978-3-447-10749-5, EUR 80,00. , in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48328