L’histoire du monachisme flamand et lotharingien des XIe–XIIIe siècles connaît depuis une vingtaine d’années un évident regain d’intérêt. Récemment, les abbayes d’Anchin, de Denain, de Stavelot-Malmedy, de Lobbes et d’Arrouaise ont chacune fait l’objet d’une monographie1. Ces travaux s’ajoutent à ceux jadis consacrés aux abbayes de Saint-Amand et de Saint-Martin de Tournai par le chanoine Platelle et Albert D’Haenens2. Le livre de Kathryn Salzer vient utilement compléter ce panorama. Il se rapporte à une communauté monastique cistercienne trop longtemps laissée dans l’ombre: celle de Vaucelles, implantée à une quinzaine de kilomètres au sud de la cité de Cambrai. Le fonds documentaire de Vaucelles est aujourd’hui bien connu grâce aux travaux de Benoît-Michel Tock, qui en a édité les chartes antérieures à 1200 et une narratio fundationis de la seconde moitié du XIIe siècle redécouverte il y a peu3. L’histoire des premiers siècles de l’abbaye restait néanmoins à écrire. C’est la tâche difficile à laquelle s’est attelé l’auteur, en se focalisant sur les XIIe–XIIIe siècles, qui correspondent à un temps d’essor de la communauté.

La publication se structure autour de deux axes complémentaires. Il s’agit, d’abord, d’étudier la constitution du patrimoine monastique. Pour ce faire, Kathryn Salzer a pu compter sur une documentation diplomatique abondante et sur un cartulaire du XIIIe siècle rassemblant des copies relatives aux granges de Baudival et de Ribaucourt (Lille, Archives départementales du Nord, 28 H 96). À travers une politique d’acquisition, d’achat et d’échange, Vaucelles a progressivement consolidé son patrimoine originel et ses 17 granges pour s’affirmer comme l’une des abbayes les plus riches et les plus puissantes à l’échelle régionale. À son apogée, à la fin du XIIIe siècle, les possessions de la communauté se répartissent en effet entre le Cambrésis, l’Artois, le Soissonais et la Flandre maritime. Cette formidable expansion aura néanmoins un revers, puisqu’elle contribuera à complexifier les relations unissant Vaucelles à ses partenaires traditionnels. Elle conduira également l’abbaye au bord du gouffre financier.

L’analyse des relations – amicales ou conflictuelles – entre Vaucelles et les multiples acteurs de son histoire constitue le second, et principal, axe d’enquête. Sans surprise, la famille d’Oisy occupe ici une place centrale dans la réflexion. Kathryn Salzer démontre de manière convaincante que ces puissants seigneurs – ils tiennent également la châtellenie de Cambrai – ont profité d’un temps de vacance du pouvoir épiscopal pour implanter une communauté monastique sur des terres où leur autorité était menacée. La fondation de l’abbaye répondait donc à des objectifs politiques. À l’instar des Oisy, la plupart des bienfaiteurs de Vaucelles sont issus de l’aristocratie locale, généralement des couches moyennes et inférieures de celle-ci.

Le succès des moines blancs dans la région s’explique sans doute par l’absence de »concurrence«, Vaucelles étant la seule abbaye cistercienne en Cambrésis. La noblesse locale n’est évidemment pas le seul interlocuteur des religieux de Vaucelles. Ces derniers entretiennent également des relations, nécessairement plus lointaines, avec d’autres grands laïcs, comme les comtes de Flandre. Les liens unissant les cisterciens de Vaucelles aux prélats cambrésiens et aux établissements ecclésiastiques environnants sont analysés en détail. La bonne entente fait parfois place à des conflits, lesquels opposent, semble-t-il, surtout Vaucelles aux abbayes du Cateau et de Saint-Aubert de Cambrai à propos de questions de dîmes. Les relations entre Vaucelles et l’ordre cistercien sont également scrutées de près, Kathryn Salzer démontrant que celles-ci ne se renforcent véritablement qu’à partir du XIIIe siècle.

On referme la version remaniée de la thèse de Kathryn Salzer avec la satisfaction de désormais disposer d’une vue globale de l’histoire de l’abbaye de Vaucelles au Moyen Âge central. L’ouvrage repose sur une bibliographie exhaustive et un travail en archives solide. Le lecteur familier des sources cambrésiennes et de l’histoire cistercienne éprouvera néanmoins une certaine frustration à sa lecture: l’auteur ressasse en effet régulièrement une série d’évidences qui n’avaient, à mon sens, pas leur place dans l’ouvrage. Les premiers chapitres du livre, en particulier, souffrent de cette faiblesse.

Était-il vraiment indispensable, par exemple, de consacrer une quinzaine de pages à la description des contextes politique et géographique cambrésiens du haut Moyen Âge et du XIe siècle, alors que Vaucelles n’est fondé qu’en 1131? De même, était-il nécessaire de multiplier les comparaisons entre Vaucelles et d’autres monastères cisterciens parfois implantés à des centaines de kilomètres du Cambrésis, en Angleterre, en Espagne ou en Europe de l’Est? Quelques mises en parallèle bien choisies n’auraient-elles pas pu suffire pour faire comprendre au lecteur les spécificités de l’abbaye?

Cette accumulation de précisions et de comparaisons donne parfois le tournis, au point de faire perdre le fil de l’argumentation au lecteur. L’ouvrage aurait, à mon sens, gagné à être plus ramassé, à éviter de trop nombreux détours par la littérature secondaire. Cette tendance à l’éparpillement est d’autant plus regrettable que plusieurs pages de la thèse sont très inspirées, comme, par exemple, celles analysant les relations entre Vaucelles et la sphère cistercienne.

Une autre faiblesse – heureusement nettement moins fâcheuse – réside dans les cartes de l’ouvrage. Ces dernières ne sont pas toujours très lisibles (p. XIV) ou contiennent l’une ou l’autre erreur factuelle (ainsi, à la p. 270, l’abbaye de Loos est située à proximité immédiate de Lille, et non à mi-chemin entre Lille et Arras).

Ces quelques défauts n’annulent cependant pas la valeur de la thèse de Kathryn Salzer, qui devra désormais figurer en bonne place dans les bibliothèques des spécialistes du monachisme du Nord de la France.

1 Jean-Pierre Gerzaguet, L’abbaye d’Anchin de sa fondation (1079) au XIVe siècle. Essor, vie et rayonnement d’une grande communauté bénédictine, Villeneuve d’Ascq 1997; id., L’abbaye féminine de Denain, des origines à la fin du XIIIe siècle. Histoire et chartres, Turnhout 2008 (Atelier de recherches sur les textes médiévaux, 10); Benoît-Michel Tock, Ludo Milis (éd.), Monumenta Arroasiensia, Turnhout 2000 (Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis, 175); Nicolas Schroeder, Les hommes et la terre de saint Remacle. Histoire sociale et économique de l’abbaye de Stavelot-Malmedy, VIIe–XIVe siècle, Bruxelles 2015; Jérôme Verdoot, Une clôture hermétique? Isolement régulier et intérêts séculiers au monastère Saint-Pierre de Lobbes (VIIe–XIVe siècle), Bruxelles 2016 (université libre de Bruxelles, thèse de doctorat inédite). Pour une approche globale du monachisme à l’échelle régionale, on se reportera aux publications de Steven Vanderputten, et en particulier à Monastic Reform as Process. Realities and Representations in Medieval Flanders, 900–1100, Ithaca 2013.
2 Henri Platelle, Le temporel de l’abbaye de Saint-Amand, des origines à 1340, Paris 1962; id., La justice seigneuriale de l’abbaye de Saint-Amand: son organisation judiciaire, sa procédure et sa compétence du XIe au XVIe siècle, Louvain 1965; Albert D’Haenens, L’abbaye Saint-Martin de Tournai de 1290 à 1350: origines, évolution et dénouement d’une crise, Louvain 1961.
3 Benoît-Michel Tock (éd.), Les chartes de l’abbaye cistercienne de Vaucelles au XIIe siècle, Turnhout 2010 (Atelier de recherche sur les textes médiévaux, 12); id. (éd.), Foulques de Cambrai, La fondation de l’abbaye de Vaucelles, Paris 2016 (Les classiques de l’histoire au Moyen Âge, 56).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicolas Ruffini-Ronzani, Rezension von/compte rendu de: Kathryn E. Salzer, Vaucelles Abbey. Social, Political, and Ecclesiastical Relationships in the Borderland Region of the Cambrésis, 1131–1300, Turnhout (Brepols) 2017, XVIII–366 p., 5 fig., 3 maps, 7 tabl. (Medieval Monastic Studies, 2), ISBN 978-2-503-55524-9, EUR 90,00. , in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48330