Le livre que Bas van Bavel a consacré à l’histoire économique des anciens Pays-Bas médiévaux est réédité intégralement en format paperback six années après sa parution originale. Cette initiative souligne, s’il était nécessaire, l’écho qu’il a rencontré parmi les historiens préoccupés d’identifier les facteurs complexes qui ont permis la croissance de l’économie européenne dans la longue durée. Il a d’ailleurs fait l’objet d’un débat suscité par la revue néerlandaise »TSEG – Low Countries Journal of Social and Economic History« en 2011 (vol. 8/2) comptant des contributions critiques de Tim Soens et Erik Thoen, Jord Hanus, Jean-Pierre Devroey et Alexis Wilkin, Petra van Dam et Peter Stabel et une réplique de l’auteur.

La réussite du livre tient dans trois qualités majeures: (1) il expose et tire parti sur plusieurs générations des données historiques et de l’historiographie en néerlandais, en français, en allemand et en anglais; (2) le cadre géographique cohérent et relativement restreint à l’échelle géographique de l’Europe permet une belle profondeur d’analyse historique; (3) du début du Moyen Âge à l’âge d’or hollandais, ces régions ont connu des zones successives de dynamisme économique, politique et social. En donnant un aperçu concis des changements sociaux et économiques sur plus de mille ans, Bas van Bavel évalue l’impact de l’organisation sociale et institutionnelle qui a fait des Pays-Bas la partie la plus urbanisée et la plus densément peuplée de l’Europe à la fin du Moyen Âge.

En explorant les Pays-Bas au niveau régional, il souligne l’importance des structures locales pour déterminer la nature des transitions sociales et de la croissance économique. Il évalue le rôle de l’organisation domaniale et seigneuriale, l’émergence des marchés, l’essor des villes, la quête d’autodétermination des gens ordinaires et les fortes différences régionales de développement que l’on peut observer à très long terme. Il existe aujourd’hui un consensus sur l’intérêt d’enquêter sur les développements à très long terme et sur le contexte régional en tant que principale unité de développement économique et social.

Pour comprendre la genèse de ces structures régionales, le chapitre 2 du livre analyse les paysages et les sols, et discute l’interaction entre la terre, l’eau et les hommes dans les anciens Pays-Bas. Ces interactions ont contribué à la très large diversité des paysages qui les caractérisent. Au haut Moyen Âge, ces régions ont connu d’abord un plus bas démographique, dans la période post-romaine. L’occupation du sol s’est concentrée sur les terroirs les plus anciens et sur les sols les plus fertiles, les autres régions restant pratiquement vides de population. La croissance de la population a repris sans discontinuer depuis le VIIe siècle, provoquant dans les périodes et les zones de plus grande pression démographique des dégradations écologiques. Cet aspect mériterait une étude plus approfondie, avec l’éclairage des sciences de l’environnement et des données archéologiques et paléo-environnementales.

D’après van Bavel, chacune de ces régions aurait été déterminée par une organisation sociale spécifique durant le processus de peuplement du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central. Le chapitre 3 est consacré à la distribution sociale du pouvoir et de la propriété. Ces facteurs sociaux constituent pour l’auteur le cœur même de la notion de structure régionale et le moteur du développement régional à long terme. Dans les régions peu fertiles, désertées au début du haut Moyen Âge, les petits exploitants libres constituaient la majeure partie de la population paysanne, tandis que les vieux terroirs des régions les plus fertiles ont été monopolisés par la grande propriété foncière, organisée dans le cadre du grand domaine. À l’intérieur du système domanial, les rapports sociaux de production auraient été caractérisés par des relations non-contractuelles et coercitives entre le seigneur et les occupants du sol. Ce système qui a connu son apogée à l’époque carolingienne, est entré en déclin entre le XIIe et le XIVe siècle.

Au contraire, les régions maritimes de la Flandre et de la Hollande, dont le démarrage est plus tardif, n’ont pas connu les structures domaniales. On y observe des effets sociaux de »frontière«: Elles se caractériseraient par une population majoritairement libre, et très largement autonome, générant collectivement des institutions caractérisées par leur autodétermination, villages, villes, guildes, communs, etc. et tirant profit de l’éloignement du pouvoir central et de la compétition entre les autorités princières et seigneuriales. Ce contraste entre vieux terroirs et régions de frontière n’est pas totalement convaincant à mes yeux. On peut en effet s’interroger sur les dynamiques collectives qui étaient générées dans la population paysanne, dans les zones où la grande propriété foncière était dominante, par la nécessité pour les tenanciers de se défendre et de s’associer pour combattre ou négocier avec le seigneur.

Le chapitre 4 examine les relations entre ces structures sociales et la production agricole. Au haut Moyen Âge, l’organisation domaniale, en liaison avec la croissance démographique, a formé le moteur principal de l’expansion des céréales, au détriment de la diversité paysagère et des ressources de l’inculte, à l’exception des régions côtières qui se sont très tôt spécialisées dans l’élevage extensif. Selon van Bavel, cette croissance extensive a permis d’augmenter la production globale, mais au détriment des standards de vie de la population rurale. À côté de la production céréalière, la production spécialisée de produits textiles ou de sous-produits de l’élevage (laine, lin, fromage) dans les campagnes a tout d’abord été canalisée au profit des seigneurs et des institutions religieuses. À partir du XIIe siècle, en Flandre, la transformation de ces produits a glissé vers les villes, en permettant une spécialisation plus poussée, des gains d’échelle et l’essor des échanges commerciaux.

L’analyse de l’essor des marchés de biens, à partir du Xe siècle, et des marchés du sol, du travail et du capital, du XIIIe au XVIe siècle constitue le cœur de l’ouvrage. Si van Bavel s’inscrit en partie dans la lignée de l’économie institutionnelle, il accorde une importance déterminante à la balance des forces entre les acteurs sociaux et politiques. La forte position des premiers et leur capacité à contrebalancer le pouvoir des seconds est l’élément-clé qui favorise le dynamisme des producteurs et des marchands, tout en contribuant à la sécurité des échanges et à l’accessibilité des marchés. Elles garantissent une mobilité relativement élevée des facteurs de production, l’intégration du marché du travail au niveau régional, et des coûts de transaction bas. En d’autres termes, la croissance et le déclin successifs des régions les plus dynamiques, d’abord la Flandre, puis la Hollande, tiendraient à l’équilibre puis à la dégradation de la balance des forces sociales et des pouvoirs politiques.

L’écart croissant de revenus entre la masse de la population laborieuse et les élites économiques et politiques, et la pression démographique, contribuent au recul des salaires réels et du standard de vie au détriment d’une croissance qualitative basée sur la consommation interne. Par ailleurs, van Bavel est très pessimiste sur la capacité du secteur agricole à augmenter sa productivité; dans les secteurs où la production a pu être intensifiée, ces progrès n’ont été possibles qu’au prix de coûts sociaux énormes.

Le dernier chapitre analyse les paramètres de la croissance économique et les glissements successifs au plan régional, des centres économiques les plus dynamiques. Pour van Bavel, ces glissements ne peuvent pas se comprendre par des facteurs principalement climatiques, démographiques ou politiques; c’est l’organisation socio-institutionnelle et le rapport de forces entre les acteurs sociaux au niveau régional qui est déterminante pour comprendre ces évolutions.

Le dynamisme qui résulte de la montée des marchés de facteurs conduit à l’émergence de nouvelles élites du marché qui accumulent la terre et le capital, et utilisent largement le travail salarié pour rentabiliser leur richesse. À long terme, cela crée une polarisation sociale et un déclin du bien-être moyen. Au fur et à mesure que ces nouvelles élites traduisent leur richesse économique en levier politique, cette situation crée une sclérose institutionnelle et fait finalement stagner ou décliner à nouveau ces économies régionales. Cette théorie, combien actuelle, des conséquences négatives pour la croissance économique de la polarisation des richesses au profit des plus riches, a été développée par Bas van Bavel à une échelle comparatiste mondiale dans »The Invisible Hand? How Market Economies have Emerged and Declined Since AD 500« (Oxford 2016).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Pierre Devroey, Rezension von/compte rendu de: Bas Van Bavel, Manors and Markets. Economy and Society in the Low Countries, 500–600, Oxford (Oxford University Press) 2016, XIV–492 p., 12 tabl., 4 maps, ISBN 978-0-19-878375-6, GBP 28,99., in: Francia-Recensio 2018/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48332