Le dernier livre publié par Desmond M. Clarke avant sa mort en septembre 2016 est une leçon méthodologique consacrée à la philosophie française sur laquelle il a travaillé toute sa vie. Comment faire une histoire de la philosophie française moderne?
La préface rappelle qu’à la fin du XVIe siècle, l’importance des querelles théologiques et de leurs enjeux politiques rend impossible de tracer de nettes frontières disciplinaires, il y a donc à reconstruire, pour cette époque, des territoires philosophiques qui ne se donnent pas immédiatement comme tels, qui ne se trouvent pas – seulement -dans des ouvrages identifiés comme philosophiques. Le style de l’écriture philosophique qui est celui de l’enseignement de la philosophie scolastique dans les collèges (au premier titre desquels, les collèges de plein exercice) laisse peu de place à l’originalité en philosophie (l’opposition politique ou religieuse étant sévèrement réprimée, que l’on pense simplement à Giordano Bruno). Cela conduit Desmond Clarke à redéfinir les contours de son corpus philosophique: »not one of the authors who made a significant or novel contribution to French philosophy in the early modern period was a professor of philosophy« (p. 22).
Afin de privilégier l’examen de l’innovation philosophique, Desmond Clarke a choisi d’étudier des auteurs (Silhon, Amyraut, La Mothe le Vayer, Cureau de la Chambre ou Théodore de Bèze) qui conduisent à replacer la pensée de Descartes dans les discussions philosophiques de son temps (sur le pyrrhonisme français, la transsubstantiation, les passions, les théories de la résistance politique etc.) dans son dialogue avec les sceptiques, Bodin ou Gassendi et à proposer, ainsi, de le lire autrement.
Le livre est construit autour de huit chapitres qui déclinent différentes lignes d’analyse de la philosophie moderne en proposant une présentation du contexte philosophique mais aussi politique et religieux de la période (1572–1675), une plongée dans la tradition sceptique française, un tableau assez complet des rapports entre foi et raison. Sont également abordées la centralité de la philosophie naturelle à cette époque, ainsi que les théories sur l’esprit humain, la philosophie morale et politique. Enfin, un chapitre important est consacré à l’égalité des sexes.
Le premier chapitre (»Philosophy in context«) situe la réflexion philosophique de cette époque dans son cadre théologico-politique en rappelant l’importance de l’expression d’une orthodoxie religieuse dans les parlements provinciaux et la manière dont elle se retrouve objet des critiques de l’absolutisme royal. Malgré l’opposition aux calvinistes et la défiance à l’égard de l’influence »subversive« des jésuites (cf. l’accusation de Pasquier), ce sont finalement les implications politiques de croyances jugées non orthodoxes qui restreignent l’espace même de l’échange philosophique. Dans ce cadre, la pensée de Descartes est parfois interprétée comme immorale et comme une »subtle introduction of atheism into the body politic« (p. 15), parfois condamnée pour sa supposée affinité avec le jansénisme comme en témoigne le très drôle »Arrest burlesque« qui critique les interventions de la justice pour déterminer ce qu’est la vérité philosophique d’une théorie: »For many years an unknown person called Reason attempted to enter the schools of that university by force and [...] adopting surnames such as Gassendists, Cartesians, Malebranchists […] got into position to expel the said Aristotle from the university« (p. 21).
Ce chapitre montre également de manière tout à fait intéressante comment le développement croissant du recours aux observations en astronomie, loin de conduire à une révocation de l’orthodoxie aristotélicienne, suscite des hypothèses explicatives ad hoc (l’illusion d’optique par exemple) pour justifier la contradiction entre les observations et la philosophie naturelle aristotélicienne. A contrario, les académies informelles qui sont légion autour de 1650 (par exemple celle de Montmor) sont enclines à reconnaître le rôle des expériences dans l’intelligibilité de la nature.
Desmond Clarke s’attache ensuite, dans le deuxième chapitre de son livre »Scepticism and the Possibility of Knowledge«, à montrer comment la nouvelle théorie de la connaissance qui se développe au XVIIe siècle donne de l’importance aux techniques d’observation et d’expérimentation et aux différents degrés de certitude en lieu et place de la définition scolastique de la connaissance. Dans cette reconfiguration, ce sont les textes de Cicéron et de Sextus Empiricus puis ceux de Montaigne et de Charron qui servent de référence avec un enjeu de taille: le défaut de certitude qu’induit parfois l’attitude sceptique ne doit, en rien, être assimilé à une position hérétique puisqu’elle peut, parfois, donner une place à la foi (p. 40).
À leur suite, Sanches puis Gassendi font du modèle de la connaissance empirique qui est simplement probable et non absolument certaine une critique du modèle de la connaissance fondée sur une déduction des propriétés de la substance. L’analyse de la position de Mersenne à cet égard est très intéressante et éclaire en retour les différentes formes de certitude chez Descartes ainsi que sa distinction entre certitude et vérité, de telle sorte que »l’effet sceptique« est à considérer comme »a reclassification of beliefs that are sufficiently well supported to deserve the honorific title ›knowledge‹« (p. 63).
Le chapitre 3, consacré aux rapports entre foi et raison, rappelle, s’il en était besoin, la place de la censure et la soumission de bon nombre de problèmes philosophiques à l’autorité religieuse. Ce sont ainsi les interprétations de la Bible (Augustin, Pereyra, Bellarmin) et la conception de Dieu, tout particulièrement éclairée par l’analyse du texte cartésien, qui jouent un rôle central. Les explications de la fameuse théorie de la transsubstantiation par Descartes et Amyraut et, à travers elle, la nécessité de comprendre ce qu’est le corps du Christ, conduisent ensuite Desmond Clarke à souligner, en reprenant ainsi certaines convictions fondamentales énoncées dans le chapitre précédent, les différentes conséquences des limites de nos facultés cognitives et à situer le contexte dans lequel prend place le pari de Pascal.
L’un des enjeux est bien évidemment celui d’une interprétation, littérale ou non, de la Bible qui a des conséquences décisives sur la »révolution scientifique« en philosophie naturelle qui est l’objet du chapitre 4. Il s’agit d’y interroger le statut des hypothèses tout d’abord dans le »De revolutionibus« et de trancher, à partir de là, le statut (réaliste ou antiréaliste) du texte de Copernic. D’une manière générale, la discussion sur le statut épistémique des hypothèses (probables vs certaines) traverse toute la philosophie naturelle du XVIIe siècle et ce, avant l’»hypotheses non fingo« de Newton, puisqu’on assiste à un véritable »revolutionary change in the concept of explanation« (p. 105). L’analyse très éclairante de l’expérience cruciale pascalienne et de l’hypothèse cartésienne du »Traité du Monde« sont une belle introduction au passage de ce chapitre sur la philosophie naturelle de Descartes qui rend intenable une lecture »rationaliste« des cartésiens.
Le chapitre 5 consacré aux théories de l’esprit humain pose la question classique du statut des entités spirituelles ou immatérielles: si tout le monde (ou presque) au XVIIe siècle s’accorde pour dire qu’une telle entité existe, il y a peu de convergence sur sa signification. Ainsi pour Descartes, seule une définition négative permet de dire ce qu’elle n’est pas: »Descartes assumed that he knew all the properties of bodies and, when he encountered an unfamiliar property (as thinking), he assumed that »nothing belongs to the body apart from what I previously understood belonged to it« (p. VII, 497), and then concluded invalidity that thinking is not material« (p. 127–128).
Desmond Clarke met en perspective la position cartésienne en la situant dans son rapport à la scolastique et à Gassendi afin de mieux faire comprendre en quoi sa position est, en définitive, moins celle qui cherche à prouver que l’être humain est composé de deux substances (matérielle et immatérielle) que celle qui affirme qu’il y a des caractéristiques de la nature humaine qui demeurent inexplicables (p. 155) In fine, toute la question est alors celle que pose Regius: concevoir l’esprit comme un mode du corps, rendre compatible catholicisme et philosophie cartésienne afin d’éviter »a metaphysical cul-de-sac« (p. 156).
Le chapitre consacré à l’éthique (chapitre 6) souligne les ambiguïtés à l’œuvre dans le concept de »loi naturelle«: cette nature exprime-t-elle une téléologie fondée en Dieu ou peut-elle être conçue comme indépendante? On retrouvera la même difficulté à définir la naturalité de la loi lorsqu’elle sera utilisée en philosophie politique. Deux motifs traversent ce chapitre: celui de l’interprétation des passions dans ce cadre (Cureau de la Chambre vs Descartes mais aussi Gassendi vs Descartes) et celui de l’intelligence animale. C’est sur une autre ambiguïté que se clôt le chapitre: celle relative à la compréhension fondamentale de ce qu’est l’éthique (»what is in one’s best interests and what one is required to do« p. 189) et corrélativement de la conceptualité de la volonté.
Le chapitre 7 porte sur la philosophie politique et examine comme son sous-titre l’indique la source et les limites de l’autorité de l’Etat en montrant comment la problématisation du droit de résistance et les critiques du pouvoir absolu, – qui mettent en évidence l’importance du consentement –, prennent leur source dans des textes majeurs de la Réforme (Calvin bien sûr, mais aussi François Hotman et Théodore de Bèze). C’est dans ce cadre que Desmond Clarke propose, entre autres, une interprétation stimulante des «Six books concerning a Commonwealth« de Bodin: plutôt que de concevoir la théorie politique de la souveraineté absolue de Bodin comme l’application de principes bibliques ou philosophiques, ou comme la défense d’une certaine vision de la souveraineté, l’auteur se demande s’il ne s’agirait pas plutôt d’une »pragmatic solution to a specifical crisis in sixteenth century France, an exercise of practical reason that was compatible with natural law without being uniquely implied by it« (p. 207).
Le chapitre sans doute le plus original est le dernier, consacré à l’égalité des sexes, qui montre comment les critiques de la position misogyne affirmant l’infériorité des femmes (Alexis Trousset) se partagent entre défense d’une supériorité de la femme (Cornelius Agrippa, Jacquette Guillaume, François du Soucy etc.) et affirmation de l’égalité des sexes en premier lieu par Marie de Gournay sont indexées aux réflexions sur l’éducation des femmes (Van Schurman) et en particulier des femmes chrétiennes. C’est en effet la discussion de l’autorité de la Bible que mène Poulain de la Barre afin de défendre l’égalité des sexes et puisqu’en ces matières, nous connaissons peu de choses avec certitude, il nous invite à tenter l’expérience et à en tirer les conséquences morales et politiques!
Avec cet ouvrage, Desmond Clarke s’emploie à restituer les contextes des textes analysés, déplacer les problèmes, situer les textes dans leur dialogue avec d’autres textes moins connus, déjouer les catégorisations, interroger les oppositions communément admises, mettre en évidence de nouveaux motifs interprétatifs, en un mot: nous donner les moyens de lire mais aussi d’écrire autrement l’histoire de la philosophie moderne!
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Lise Rey, Rezension von/compte rendu de: Desmond M. Clarke, French Philosophy, 1572–1675, Oxford (Oxford University Press) 2016, XIV–275 p. (The Oxford History of Philosophy), ISBN 978-0-19-874957-0, GBP 30,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48455