Les deux facultés de théologie de l’université de Vienne ont organisé, en octobre 2016, un colloque commun consacré à l’actualité théologique de Luther. Vingt auteurs – dix-neuf hommes et une femme – y ont contribué. L’équilibre confessionnel est respecté et chaque thème est l’occasion d’un double regard. Une exception: la réflexion sur la langue de Luther dont la romancière Sibylle Lewitscharoff redit la force poétique en guise d’introduction.

La première partie est placée sous le signe de l’histoire. Premier thème: la continuité entre Luther et les réformes de la fin du Moyen Âge. Volker Leppin relit les textes de Luther composés entre 1516 et 1520. Il y distingue deux veines. Celle d’une »piété intériorisée«: elle court depuis »Eyn geystlich edles Buchleynn«jusqu’au »Sermon sur la préparation à la mort«, en passant entre autres par le »Sermon sur les indulgences et la grâce«. Celle ressortissant au mouvement national humaniste. Elle est liée à l’affrontement avec Rome. Elle s’exprime dans les écrits polémiques. Elle est visible dans la réédition, en 1518, du»Buchleynn« sous le titre significatif: »Deutsche Theologie«. Luther rejoint les humanistes dans leur opposition à la scolastique et leur affirmation nationale. Elle se continue, en 1520, dans »À la noblesse chrétienne de la nation allemande«.

Thomas Prügl prolonge l’étude de l’antiromanisme: identification du pape comme Antéchrist, dénonciation des »trois murailles de la papauté«. Luther n’est cependant pas un conciliariste, comme le montre la dispute de Leipzig (juillet 1519). Deuxième thème: la formation des »cultures confessionnelles«. Markus Wriedt retrace l’écho de la réforme conduite à Wittenberg, par-delà les frontières de la Saxe et de l’Empire et au-delà du seul XVIe siècle. Klaus Unterburger étudie l’impact que la Réformation a eu sur le catholicisme: intellectualisation des croyances, contrôle accru du clergé, rénovation des formes de piété.

Deux théologiens traitent de l’herméneutique scripturaire. Jens Wolff souligne que, pour Luther, la Parole prévaut sur l’Écriture: le Christ a parlé, il n’a pas écrit. Annoncer l’Évangile, c’est le faire advenir. La menace que représentent les Schwärmer et leur interprétation spirituelle de l’Écriture conduit Luther à préciser les cadres de son herméneutique. Pour Ludger Schwienhorst-Schönberger, la volonté luthérienne de rendre l’Écriture accessible à tous rejoint la tradition de la lectio divina monastique, reprise et élargie aux laïcs par la devotio moderna.

Plus théologique et placée sous le signe de l’œcuménisme, la deuxième partie passe en revue les questions débattues. La justification, dont Ulrich H. J. Körtner souligne qu’elle est au cœur de la théologie luthérienne, tandis que Bertram Stubenrauch en rappelle les antécédents patristiques et médiévaux. L’anthropologie, abordée à partir de la question du libre arbitre. Christian Danz rappelle que, pour Luther, la liberté du chrétien c’est la foi par laquelle il est justifié. Il évoque le renouvellement de la question par la critique biblique au moment de l’Aufklärung et l’interprétation contemporaine de la foi: une religion devenue réflexive. Réexaminant la portée du »De servo arbitrio« (1525), Helmut Hoping retrouve l’affirmation luthérienne selon laquelle le chrétien est simul justus et peccator. Les deux articles suivants traitent de la Révélation.

Notger Slenczka fait de l’Évangile une »redéfinition de la réalité«, dont la force est ressentie par le croyant. Jan-Heiner Tück analyse la signification et les limites de la theologia crucis chez Luther. Ulrich Barth examine la notion d’»Église visible et invisible«. Il rappelle l’importance de cette distinction dans l’ecclésiologie de Luther et dans la théologie protestante. Johanna Rahner en souligne la dimension eschatologique et la caractéristique testimoniale: elle atteste ce qu’est la vraie Église. Pour Luther, l’Église n’existe que par le ministère du Verbe. Mais face aux Schwärmer, il maintient un ministère remplissant quatre fonctions: prédication, baptême, Cène et pardon des péchés.

Quelle signification peut-on alors accorder aujourd’hui à la Réformation? Friedrich Wilhelm Graf rappelle que Luther apparaît dès le XVIIe siècle comme le champion de la liberté. Dans l’Allemagne wilhelminienne, il permet de récuser la prétendue primauté de la France des Lumières et de la Révolution. Mais il souligne que l’on est aujourd’hui plus sensible à la continuité qu’à la rupture, à la diversité qu’à l’unité du processus réformateur, à l’insupportable antisémitisme des textes concernant les Juifs et à l’hostilité de ceux traitant des Turcs, à la nécessité de l’historicisation. En matière d’œcuménisme, il plaide pour un christianisme pluriel plutôt que pour une unité romantique. Eberhard Schockenhoff défend l’idée d’une Église conçue comme un espace intermédiaire entre Dieu et l’homme. Il rappelle les réponses apportées au XIXe siècle par l’école de Tübingen parlant d’»immédiateté médiatisée« (vermittelte Unmittelbarkeit).

La troisième partie revient sur ces deux problèmes sensibles: le rapport de Luther avec le judaïsme (Hartmut Lehmann) et avec l’Islam (Karl-Josef Kuschel). Luther récuse l’idée de croisade et la »défense de la foi« invoquée par l’empereur; mais il est sensible à la menace, quelque peu apocalyptique, que représentent les Ottomans, dont les croyances et les mœurs, inacceptables pour des chrétiens, permettent de légitimer la guerre menée contre eux. Passant au temps présent, Kuschel juge insuffisante la critique des textes de Luther formulée par l’Église évangélique en mai 2016. Mêlant une fois encore histoire et temps présent, les conclusions de ce riche colloque sont tirées par les représentants des Églises: l’évêque Michaël Bünker et le cardinal Kurt Koch.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gérald Chaix, Rezension von/compte rendu de: Christian Danz, Jan-Heiner Tück (Hg.), Martin Luther im Widerstreit der Konfessionen. Historische und theologische Perspektiven, Freiburg i. Br. (Herder) 2017, 531 S., ISBN 978-3-451-37652-8, EUR 24,99., in: Francia-Recensio 2018/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48456