»Le fascisme est maintenant un mouvement international«, s’inquiétait Georges Orwell en 1937. Il serait une »révolution universelle, analogue à celle qui brûla toute l’Europe en 1848«, se réjouissait Robert Brasillach une poignée d’années plus tard. Ainsi, pour ses adversaires comme pour ses partisans, il allait de soi que l’idéologie fasciste représentait une alternative globale à la démocratie, au libéralisme ou au socialisme, et qu’elle avait donné naissance à un courant politique relativement cohérent et représenté un peu partout en Europe. Pourtant, les études sur le fascisme ont encore peu abordé la question des relations transnationales entre les mouvements européens inspirés par l’Italie de Mussolini et/ou l’Allemagne d’Hitler. Réunissant une équipe de chercheurs provenant d’une dizaine de pays, ce volume offre un premier panorama complet sur le sujet.
Le résultat est remarquable et passionnant. À la fois modeste et ambitieux, le propos vise à compléter les nombreux travaux comparatifs existants – généralement centrés sur l’Italie et l’Allemagne – par une approche attentive aux échanges culturels à l’échelle des adeptes et sympathisants, à travers toute l’Europe, de la Grande-Bretagne à la Roumanie. D’où une attention portée aux organisations de jeunesse, à la question des loisirs, aux multiples rencontres entre nationalistes européens, aux jeux d’influence et aux financements concrets. Soit autant de liens, humains et matériels, qui se tissent et qui influencent le développement des mouvements fascistes aux quatre coins de l’Europe.
Au fil des chapitres, on prend la mesure de tout ce qui rapproche mais aussi de tout ce qui sépare les nationalistes européens aspirant à suivre les pas de Mussolini et d’Hitler. La question religieuse constitue ainsi une pierre d’achoppement fondamentale: sa primauté est par exemple un article de foi pour les fascistes roumains de la Garde de fer. De même, la question de l’antisémitisme fait débat. Mais, et c’est là l’un des apports principaux de l’ouvrage, celui-ci constitue l’un des leviers transnationaux les plus puissants, attirant la Garde de fer de Corneliu Zelea Codreanu ou la British Union of Fascists de Oswald Mosley.
À cet égard, le chapitre 2 propose une analyse lumineuse des effets des lois de Nuremberg de 1935 via la notion de »recontextualisation«:»The Nazi Nuremberg model served both as an empowering, legitimizing precedent and as a ›successful‹, scalable bold model for ›solving‹ the so-called Jewish Problem outside Germany […]. Recontextualization was capable of transforming the original idea into new meanings that were more congruent in a specific local or national context. In this way, those at the receiving end of the transfer could present the appropriation as rooted in tradition, not as foreign import« (p. 52). Si l’auteur de ces lignes, Aristotle Kallis, évoque plutôt le cas des États d’Europe centrale, son analyse éclaire parfaitement le mécanisme à l’œuvre dans l’adoption d’une loi raciale par le régime de Vichy en octobre 1940.
Pour l’essentiel, dans l’ouvrage, il est surtout question d’échanges culturels et de représentations. À y regarder de près, on constate que la perception et l’expérience transnationales du fascisme étaient avant tout une affaire d’intellectuels. C’est très vrai, on le sait, pour la France, où le fascisme séduisit nombre de penseurs et d’écrivains des années 1930 mais ne parvint jamais à peser véritablement sur le jeu politique. À cet égard, le lecteur français n’apprendra pas grand-chose, sur le plan factuel, en lisant le chapitre 7 consacré à Robert Brasillach. Mais il prendra la mesure de la portée internationale de son engagement fasciste. Disciple de Charles Maurras, Brasillach se détache de son influence en parcourant l’Europe (Belgique, Espagne, Allemagne, etc.) à la recherche de l’esprit fasciste. Trois de ses livres des années 1936–1939 sont consacrés à Léon Degrelle et à la guerre d’Espagne. »Je suis partout«, où il collabore puis qu’il dirige sous l’Occupation, se distingue par son ouverture internationale. Ainsi, être fasciste en France, c’est inévitablement regarder au-delà des frontières, et c’est rompre avec Maurras, le Maurras de la »France seule«.
Autre figure transnationale exemplaire, celle d’Ion I. Moţa (chapitre 8). Étudiant à Paris, Moţa fonde, de retour en Roumanie (1923), l’Action roumaine, inspirée par l’Action française, avant de rejoindre la Garde de fer de Codreanu. En 1937, il meurt en martyr fasciste lors de la guerre d’Espagne. Pour cet intellectuel combattant, ferveur religieuse et nationalisme ultra constituaient les deux piliers de l’engagement fasciste, nécessairement international face au péril communiste mondial.
Si l’approche culturelle est privilégiée, elle est constamment reliée aux stratégies politiques globales de Mussolini et d’Hitler. En 1928, le premier décrète encore que le fascisme n’est pas un article d’exportation, avant de changer d’avis au début des années 1930, lorsqu’il pressent l’émergence irrésistible de son rival allemand. Quant à Hitler, dans le contexte de la guerre, il montre peu de sympathie pour les émules du nazisme en Europe, ne misant sur eux que lorsqu’il n’a pas d’autres choix (comme avec Quisling en Norvège). Ainsi, il encouragea Antonescu à supprimer la Garde de fer en Roumanie au début de l’année 1941, ou fit impitoyablement barrage aux ambitions des fascistes ukrainiens, qui rêvaient d’instituer un état national. De même, en Croatie, le parti oustachi d’Ante Pavelić ne prit le pouvoir que parce que les conservateurs, appuyés par le Führer, se refusèrent à jouer les marionnettes … En Europe centrale plus particulièrement, Adolf Hitler préférait traiter avec des chefs d’État représentant les élites traditionnelles et gages de stabilité.
Enfin, la dernière partie du volume (chapitres 11 à 13) examine, dans la continuité des travaux de Gerd-Rainer Horn, l’antifascisme dans une perspective transnationale: dès 1922, les adversaires (communistes, mais pas seulement) du fascisme italien avaient conscience de la portée internationale du phénomène et de la nécessité de s’organiser en conséquence; quelques années plus tard, Carlo Rosselli imaginait une »Europe antifasciste« comme réponse à l’internationale fasciste. En 1937, Rosselli, exilé en Normandie, fut assassiné avec son frère par des fascistes français, probablement téléguidés par Rome. Un crime fasciste transnational …
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Laurent Joly, Rezension von/compte rendu de: Arnd Bauerkämper, Grzegorz Rossoliński-Liebe (ed.), Fascism without Borders. Transnational Connections and Cooperation between Movements and Regimes in Europe from 1918 to 1945, New York, Oxford (Berghahn) 2017, X–373 p., ISBN 978-1-78533-468-9, GBP 92,00., in: Francia-Recensio 2018/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48464