La célébration des vingt ans de »1989«, il y a maintenant près de dix ans, a été caractérisée par trois tendances majeures. En premier lieu, il a été presque autant question de murs qui étaient désormais érigés dans le monde, que de mur et de »rideau de fer« qui avaient été démantelés. La clôture des frontières, qui semblait alors un phénomène géographiquement lointain, est devenue une réalité depuis lors, même là où le rideau de fer a été ouvert, notamment en Hongrie. La seconde tendance fut de s’interroger sur l’héritage de plus en plus débattu de 1989 à l’Est de l’Europe. Là encore, l’euphorie de 1989 semble de plus en plus dépassée. Alors que les dissidents et les manifestations non-violentes avaient semblé à l’époque réinsérer du sang démocratique dans une Europe de l’Ouest qui s’était détournée du politique au profit de la prospérité matérielle, la Hongrie et la Pologne paraissent aujourd’hui introduire le virus de l’illibéralisme dans l’organisme démocratique européen, et devenir l’espoir des mouvements de droite conservatrice ou d’extrême-droite.

La troisième spécificité fut la volonté de penser »1989« dans un contexte mondial, et dans une temporalité plus épaisse. En 1989, cela a commencé avec un colloque organisé par le Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, comprenant plutôt des politistes, et publié tardivement1, puis la publication de mon ouvrage2, puis le colloque à Leipzig dont est tiré (tardivement là aussi) le volume »1989 in a Global Perspective«. Ce dernier colloque était d’autant plus symbolique que Leipzig fut le lieu des manifestations les plus emblématiques (et tendues) de 1989 en RDA, et parce que s’y est développée depuis longtemps dans son université une histoire mondiale, d’abord marquée par le marxisme (notamment à travers les travaux sur le Nord–Sud), puis par l’histoire globale, notamment sous l’impulsion de Matthias Middell. Celui-ci signe une contribution qui poursuit sa réflexion sur les »critical junctures« de la mondialisation et les »global moments« de l’histoire.

Quelle est donc la spécificité de l’ouvrage? Il ne résulte pas de questionnements ni d’un agenda précis, mais a regroupé nombre de spécialistes d’un pays ou d’une région. Il y a en définitive assez peu de contributions cherchant à montrer comment fonctionne le »temps« de 1989, et comment la mondialité explique les évènements à travers le monde. Deux d’entre elles s’intéressent aux questions économiques: Ivan T. Berend, sans surprise, resitue l’Europe centrale dans la séquence de montée en force du néolibéralisme et notamment de la financiarisation. Mais il souhaite évoquer la crise de 2008 davantage que faire la comparaison entre la crise de la dette et les ajustements structurels au Sud et à l’Est. On trouve aussi une comparaison des trajectoires économiques de l’Est européen et de la Chine (Christoph Boyer), mais qui aurait mérité un élargissement: une des grandes questions est la »survie« des communismes asiatiques quand ils disparaissaient en Europe, question qui est de nouveau posée dans les ouvrages comparatifs de science politique.

Une contribution est consacrée à Tiananmen dans les médias américains; on y retrouve sans surprise l’incapacité de ces médias à interpréter un phénomène sans ethnocentrisme, et sans y projeter la volonté de voir la Chine ressembler aux États-Unis. Mais il y a peu sur l’influence en retour de ces médias sur la stratégie des étudiants. Surtout, il manque une connexion importante: l’impact de Tiananmen sur les choix des acteurs, autorités communistes et »opposants«, en Europe de l’Est. Cela mérite un vrai contrefactuel: 1989 aurait-il été si pacifique s’il n’y avait pas eu l’ombre de la répression menée par les autorités chinoises? Oldřich Tůma aborde rapidement cette question dans son papier sur la Tchécoslovaquie.

Une des grandes questions est bien l’articulation entre le global et le local, notamment l’influence de l’international et du transnational sur le local. Dans la lignée de ses nombreux travaux sur le sujet, László Borhi met en valeur la primauté des choix spécifiquement hongrois, et considère que les Occidentaux ont plutôt freiné qu’encouragé les transformations à l’Est, car ils privilégiaient la stabilité et la prévisibilité de l’ordre européen de guerre froide. Notons au passage que les dimensions paneuropéennes de 1989 sont peu mises en valeur, ni pour la politique des Communautés européennes ni pour le rôle de la RFA ou de l’Autriche, ce qui est traité dans le récent ouvrage collectif de Bernhard Blumenau, Jussi M Hanhimäki et Barbara Zanchetta3. Deux des contributions sur l’Afrique sont très générales, très focalisées sur la problématique de l’expansion de la démocratie, qui était loin d’être la plus importante, quand la Somalie, l’Algérie ou le Libéria commençaient à sombrer dans la violence. En revanche, Chris Saunders livre une fine réflexion sur le »tournant« que connaît alors l’Afrique australe (notamment l’Afrique du Sud et la Namibie), en montrant que tout ne s’explique pas par le déclin de l’Union Soviétique et de son soutien aux mouvements de libération.

La »vague« de règlements, même provisoires, de conflits locaux entrait bien dans la problématique de la conjoncture critique. Le conflit au Salvador témoigne en 1989 de l’échec de la contre-insurrection mais aussi d’un certain équilibre des forces, témoignage de l’engagement de nombreux médiateurs, notamment d’organisations régionales, ce que rappelle Klaas Dykmann. Si Irina Morozova présente une analyse très fine des limites de la perestroïka en Asie centrale soviétique, en montrant que les évènements de 1986 au Kazakhstan ne s’insèrent pas dans cette dynamique et qu’il faut se méfier des analyses de l’époque sur la montée en force de l’islamisme, on aurait souhaité que la question afghane et l’évacuation des troupes soviétiques fussent traitées dans l’ouvrage. De même, la contribution de Charles K. Armstrong sur la péninsule coréenne est très centrée sur les dimensions internes, alors que, dans le sillage des Jeux Olympiques de 1988, le paysage géopolitique change profondément – notamment avec le rapprochement entre Seoul, Moscou et Pékin. On notera aussi une réflexion intéressante sur l’identité australienne par Erin K. Wilson.

Ainsi donc, la publication tardive de ce livre reposant sur un colloque de 2009 présente-t-elle le double avantage de poser des questions intéressantes sur le »1989 global« et de réunir les auteurs de monographies qui toutes sont utiles pour faire une histoire mondiale de 1989. En revanche, comme souvent dans ce type d’exercice, il manque des problématiques partagées, un tour plus exhaustif des thématiques de l’époque (la question de l’environnement, de l’islam politique, des succès économiques asiatiques et notamment du Japon, …) et des régions (rien ou presque sur le Moyen-Orient, sur le Cambodge, sur le Venezuela …).

1 Jacques Rupnik (dir.), 1989 as a Political World Event. Democracy, Europe and the New International System in the Age of Globalization, Abingdon 2015.
2 Pierre Grosser, 1989, l’année où le monde a basculé, Paris 2009.
3 Bernhard Blumenau, Jussi M Hanhimäki, Barbara Zanchetta (dir.), New Perspectives on the End of the Cold War. Unexpected Transformations, Londres 2018.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Pierre Grosser, Rezension von/compte rendu de: Ulf Engel, Frank Hadler, Matthias Middell (ed.), 1989 in a Global Perspective, Leipzig (Leipziger Universitätsverlag) 2015, 462 p. (Global History and International Studies, 11), ISBN 978-3-86583-437-9, EUR 36,00. , in: Francia-Recensio 2018/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48473