Il n’y a pas si longtemps, l’histoire coloniale allemande ne comptait que quelques spécialistes. Cependant, au cours des 15 dernières années, un nombre croissant d’historiens et d’historiennes se sont intéressés à l’histoire de la domination coloniale officielle en Afrique (Togo, Cameroun, Sud-Ouest africain allemand, Afrique orientale allemande), en Chine (Tsingtao) et dans le Pacifique (Samoa, Nouvelle-Guinée, Îles Marshall et Îles Salomon).
La littérature qui en résulte est nettement différente dans ses conclusions des récits contemporains célébrant les réalisations de l’administration coloniale allemande et les colons qui avaient apporté la Kultur et le progrès économique aux colonies. Les idées centrales de l’historiographie récente peuvent être résumées comme suit: premièrement, la domination coloniale était souvent exercée par un gouvernement faible, et la violence coloniale omniprésente contre ceux qui devaient être colonisés était une manifestation de cette faiblesse. La violence a été utilisée comme moyen de maintenir l’impression d’une domination coloniale efficace.
Deuxièmement, la double nature du système juridique colonial, avec sa distinction entre les »lois indigènes« et le »droit européen«, contredisait toute notion de la primauté du droit et tolérait l’arbitraire. Troisièmement, les »colonisateurs« n’étaient en fait jamais un groupe uni d’Européens; au contraire, les différents groupes étaient souvent en conflit les uns avec les autres pour défendre leurs propres intérêts. Les conflits entre les administrateurs coloniaux et les missionnaires sont le cas le plus souvent cité. Quatrièmement, les systèmes économiques et d’organisation du travail dans les colonies étaient souvent brutaux, inefficaces et subventionnés par les contribuables de la métropole.
Ces aspects sont tous inclus dans l’analyse du scandale colonial au Togo et sur le Togo que Rebekka Habermas offre à son lectorat. En 1906, au Reichstag de Berlin, Hermann Roeren, membre du Deutsche Zentrumspartei, a accusé l’administrateur colonial Georg Schmidt d’avoir abusé de sa position de pouvoir en tant qu’officier de district à Atakpame, au Togo. Roeren a soutenu que depuis son arrivée en 1901, Schmidt aurait agressé sexuellement des mineurs africains et aurait utilisé le travail forcé pour atteindre les objectifs fixés par l’administration coloniale en vue de l’établissement d’une grande plantation de coton et de la construction de routes.
Roeren a souligné que les missionnaires catholiques de la Société du verbe divin de Steyl (plus communément appelés Steyler Missionare) établis à Atakpame avaient adressé une pétition à l’administration coloniale centrale à Berlin, sans aucun résultat. Le scandale a éclaté en Allemagne, un nouveau scandale colonial après tant d’autres, et le sexe et la violence, jouent – une fois de plus – un rôle majeur. Tous les grands journaux de Berlin et d’Allemagne rapportaient les détails.
Au Togo, en revanche, Schmidt avait livré sa propre bataille juridique contre les missionnaires et leurs revendications, arguant qu’ils auraient déclenché la résistance contre son administration, aboutissant à des pétitions africaines adressées au gouverneur et au Reichstag. Un missionnaire avait même été emprisonné pendant six semaines, mais Schmidt avait finalement été muté au Cameroun. Le long de la côte ouest-africaine, le journal »Gold Coast Leader«, organe de l’élite autochtone (marchande) dont le réseau d’influence s’étend à travers l’Atlantique et aussi à Londres, a couvert l’histoire et publié des pétitions africaines critiquant l’administration coloniale allemande pour son inaction.
Rebekka Habermas expose une microhistoire de ce scandale en considérant ses facettes politiques, sociales et économiques, également dans leur imbrication entre le Togo, l’Allemagne impériale et le monde atlantique au sens large. Les acteurs, non seulement les fonctionnaires coloniaux, les marchands et les missionnaires allemands, mais aussi la population africaine, les chefs locaux, les familles de commerçants influents, les interprètes, les journalistes ainsi que les travailleurs forcés sont représentés dans une perspective de proximité. Il s’agit d’une tentative louable pour éviter les écueils d’une perspective eurocentrique. Comme il est commun dans les écrits sur la période coloniale en Afrique, Habermas ne peut que refléter de façon autocritique le manque de sources qui illustrent le côté africain de ce scandale. Cependant, par rapport à d’autres excès de violence, sur lesquels les rapports coloniaux ne sont pas très diserts, elle dispose d’articles de journaux contemporains produits par une élite africaine lettrée.
En considérant la presse allemande, Habermas montre comment le scandale a fonctionné dans le contexte de l’Allemagne impériale. Dans son analyse de la façon dont les circonstances du scandale ont été décrites par la presse elle reconnaît un »silence éloquent« (beredtes Schweigen). Dans les articles, un récit exotisant et stéréotypé sur l’Afrique simplifiait la réalité complexe et empêchait les lecteurs et lectrices de voir la violence structurelle de la domination coloniale (comme le travail forcé et la culture du coton forcé) et non seulement le cas singulier d’un officier colonial au comportement scandaleux. Le cas d’Atakpame illustre ainsi que le scandale des griefs coloniaux couvrait plus de choses qu’il n’a réellement mises au jour.
Cette scandalisation allait de pair avec l’indignation morale des missionnaires et de leurs partisans politiques au Reichstag qui se présentaient à un auditoire allemand comme les seuls défenseurs des »indigènes«. Ces récits n’étaient pas seulement empreints de préjugés racistes; ils ont diffusé et renforcé en Allemagne certaines images montrant les Africains comme des personnes à »éduquer« et à »civiliser« par des colonisateurs bienveillants. Pour les contemporains allemands, l’existence de races différentes dans un ordre hiérarchique ne faisait pas de doute. Habermas parle d’un »bon sens colonial« des Allemands concernant la supériorité de leur propre race. Ainsi, les journaux ont appliqué leur propre »filtre« culturel afin d’exclure de l’image à présenter aux Allemands toute contradiction avec cette prétendue hiérarchie. Par conséquent, aucune référence n’a été faite aux Africains en tant qu’acteurs lettrés et sujets politiquement actifs de leur propre histoire ayant soumis des revendications et exigé le changement de l’administration coloniale.
Les déficits structurels de la domination coloniale – la somme de la violence inhérente, l’arbitraire légal, les faiblesses de l’administration et la futilité de la plupart des entreprises économiques – ne devaient donc pas être mentionnés. C’est ainsi que l’image coloniale de l’Afrique est restée intacte, formant un contraste frappant avec les prétendus modernité et progrès européens. C’est ainsi aussi que le scandale, voulant montrer l’extraordinaire, donne en fait plutôt à voir la »normalité« de l’époque.
Le livre de Rebekka Habermas n’est pas seulement le récit bien informé et bien écrit d’une microhistoire coloniale du Togo sous domination allemande. C’est aussi une bonne lecture pour tous ceux qui cherchent à mieux comprendre le fonctionnement du colonialisme avant la Première Guerre mondiale et ses répercussions, politiquement et mentalement, sur la métropole.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Elisabeth Zollmann, Rezension von/compte rendu de: Rebekka Habermas, Skandal in Togo. Ein Kapitel deutscher Kolonialherrschaft, Frankfurt a. M. (S. Fischer) 2016, 391 S., ISBN 978-3-10-397229-0, EUR 25,00. , in: Francia-Recensio 2018/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48475