Martin Niemöller est avec Dietrich Bonhoeffer l’une des figures marquantes de la résistance protestante à Hitler. Bonhoeffer a été meilleur théologien et sa participation à la conjuration du 20 Juillet 1944 suivie de sa pendaison en a fait aussi, rétrospectivement, un »meilleur« résistant. La différence de génération explique sans doute la différence de destin. Bonhoeffer, né en 1906, avait fait plusieurs séjours à l’étranger ce qui avait nourri en lui un esprit cosmopolite. Niemöller est un »Prussien évangélique« typique selon Michael Heymel. Il est né en Westphalie prussienne en 1896 dans la famille d’un pasteur protestant cultivant les valeurs traditionnelles du luthéranisme: fidélité à l’Empereur et national-conservatisme, à quoi il faut ajouter une certaine sensibilité pour la question sociale (cf. Stöcker ou Naumann). Le jeune Martin rêve de devenir marin et la guerre lui en donne l’occasion: il y devient un valeureux commandant de sous-marin. La démocratie de Weimar ne lui dit rien qui vaille et il approuve le putsch de Kapp en 1920. Il se décide à devenir à son tour pasteur, l’Église représentant à ses yeux la seule force conservatrice fiable. Pour lui le combat pour le Christ et le combat pour la patrie s’identifient. Étudiant en théologie, il s’engage aux côtés du DNVP. Il devient d’abord pasteur chargé de la »mission intérieure« (travail social) à Münster, mais sa réputation grandit grâce aux prêches qu’il fait dans la paroisse de Dahlem à Berlin où il exerce à partir de 1931. Ils sont marqués par une ferveur communicative centrée sur la personne du Christ et son imitation.
Niemöller a partagé l’enthousiasme des Allemands pour Hitler, mais il a été d’emblée hostile à la tentative de mise au pas de l’Église par le biais des »Chrétiens allemands« convertis à l’idéologie völkisch du nazisme. En bon luthérien, influencé – comme Bonhoeffer – par la théologie dialectique du Suisse Karl Barth, il reste profondément attaché à la doctrine luthérienne des »deux royaumes«. La religion n’a pas à se mêler de politique et vice versa. Le néopaganisme du régime le choque. Il crée en 1933, avec d’autres, la Ligue d’assistance aux pasteurs (Pfarrernotbund) destinée à venir en aide aux pasteurs d’origine juive limogés par le régime.
Avec Karl Barth, Bonhöffer et quelques autres, Niemöller est l’initiateur du synode de Barmen qui sera en 1934 l’acte fondateur de l’Église confessante. La »déclaration de Barmen«, rédigée pour l’essentiel par Karl Barth, en constitue la base doctrinale (la »confession«). Avec les conseils de frères (Bruderräte), elle s’efforce par ailleurs de se donner des structures autonomes. Ce qui apparaît d’abord comme un combat interne aux Églises protestantes prend rapidement une dimension politique car l’Église confessante, dans ses composantes les plus actives, ne veut pas renoncer à son magistère et conteste la prétention du régime de régenter l’homme en sa totalité.
Dès 1934, lors d’une réunion des responsables des Églises, Niemöller s’oppose vigoureusement sur ce point au Führer. Ses sermons critiques, qui font de sa paroisse de Dahlem un foyer d’opposition, irritent de plus en plus le régime. Martin finit par être arrêté en 1937. Grâce à son passé et au prix de quelques concessions idéologiques verbales devant le tribunal spécial qui le juge en 1938, il obtient un acquittement inattendu, ce qui n’empêche pas la Gestapo de l’arrêter dès sa sortie. Il est alors placé à l’isolement au camp de concentration de Sachsenhausen comme »prisonnier personnel du Führer«, statut mal défini qui lui vaut quelques avantages matériels. En 1941, il sera transféré à Dachau où il restera jusqu’à l’écroulement du régime.
Ni cette biographie – ni son auteur interrogé – n’ont une réponse très nette à la question de savoir si la lettre que Niemöller écrit à Hitler pour reprendre du service au moment du déclenchement de la guerre en 1939 constitue une ruse pour recouvrer une liberté qui lui manque cruellement ou si elle répond à un élan patriotique toujours vivace, comme il le soutient lui-même en 1945 devant les Américains qui l’ont délivré. Sa résistance a eu sans doute des motivations plus religieuses que politiques et il reste sceptique à l’égard de la démocratie.
Michael Heymel rapporte une interview d’Erika Mann, alors correspondante de l’armée américaine, qui en 1945 le juge encore profondément nationaliste. Sa foi christique et sa forte personnalité sont restées les mêmes. Néanmoins l’expérience de sa longue et pénible captivité va provoquer un tournant dans sa vie. Et l’intérêt majeur de la biographie de Michael Heymel est qu’à partir de sérieuses recherches d’archives, elle est consacrée pour plus de la moitié aux années postérieures à 1945, moins connues que la période précédente et d’autant plus intéressantes que l’évolution de Niemöller est assez emblématique de celle de tout le protestantisme allemand d’après-guerre.
Avec l’énergie qui le caractérise, Niemöller va s’engager dans trois directions: la reconstruction de l’Église dans la ligne de l’Église confessante, l’œcuménisme et le pacifisme. La reconstruction de l’Église évangélique exige selon lui qu’elle reconnaisse pleinement sa responsabilité dans ce qui s’est passé de 1933 à 1945. Lors d’une réunion à Stuttgart en octobre 1945, Niemöller incite ses collègues réticents à publier une »déclaration de repentance« (Schuldbekenntnis) dont on attendra longtemps l’équivalent du côté catholique. Malheureusement, cette déclaration n’amène pas la prise de conscience souhaitée et beaucoup trop de protestants participent encore à ce qu’Hermann Lübbe a appelé le »mutisme communicatif« (kommunikatives Beschweigen) sur le passé récent, notamment sur la passivité coupable des Églises dites neutres (entre les Chrétiens allemands et les Églises actives).
Aussi Niemöller revient-il avec quelques autres (dont le futur président Gustav Heinemann) à la charge en publiant en août 1947 la »Parole de Darmstadt« qui suscite de vives protestations à l’intérieur même de l’Église puisqu’elle ose mettre en cause l’apolitisme traditionnel du protestantisme: »Nous avons nié le droit à la révolution, mais nous avons permis et même approuvé l’installation d’une dictature absolue«. Le christique Niemöller ressent profondément en lui-même ce besoin de repentance, il est hanté par la question: »Qu’aurait fait Jésus à ma place?« Cela ne l’empêche pas de critiquer une dénazification peu efficace (les vrais nazis sont jugés en dernier et obtiennent les peines les plus légères!) qu’il considère comme un acte de vengeance des vainqueurs. Le sort des millions de réfugiés est également pour lui un sujet d’irritation et de préoccupation.
Faute de retrouver sa paroisse de Dahlem – ses collègues se méfient de son activisme, »l’intendant« et évêque auto-proclamé Otto Dibelius en tête – Niemöller occupe des postes de responsabilité dans l’Église, comme président de l’Église de Hesse/Nassau et surtout comme responsable des relations extérieures de l’Église évangélique allemande. Il met en œuvre à cette occasion cet œcuménisme auquel il s’est pleinement converti à Dachau grâce au contact avec des religieux de différentes confessions. Les connaissances acquises en camp grâce à ses lectures anglaises le rendent particulièrement apte à cette mission.
Critique à l’égard de sa propre Église dans laquelle il est souvent considéré comme un trouble-fête, Niemöller l’est aussi à l’égard de la politique de la République fédérale audenauerienne. Il ne s’est pas encore départi à cette époque de tout sentiment nationaliste. Il rejette la Loi fondamentale qui lui semble fonder une Allemagne à dominante catholique, laissant les protestants de l’Est à leur triste sort. Il considère que le choix exclusif de l’alliance occidentale et la division de l’Allemagne qui en est la conséquence font de nouveau de son pays un foyer de conflits potentiels. Il s’érige vigoureusement contre le réarmement de la République fédérale. À telle enseigne que ses critiques à l’égard d’Adenauer et de sa politique le font passer aux yeux de certains pour communiste. Impression renforcée par un voyage non-officiel à Moscou où il s’occupe de la libération des prisonniers allemands et se réjouit de rencontrer encore une »âme russe« pénétrée de christianisme.
Niemöller rejoint bientôt le camp de ceux qui s’oppose à l’arme atomique. Il est devenu entre-temps un pacifiste radical. Il approuve la »Déclaration de Göttingen« des 18 physiciens qui en avril 1957 mettent en garde contre un éventuel armement atomique de l’Allemagne et, à cette occasion, il se lie d’amitié avec Albert Schweitzer. Il devient la même année président de la Société allemande pour la paix, puis en 1958 président de l’Internationale des adversaires de la guerre. Il accumulera ainsi plusieurs postes au sein des mouvements pour la paix. Il prend part aux marches de Pâques et défend les objecteurs de conscience.
Dans son fameux discours tenu à Kassel en 1959, il dénonce le service militaire comme »une école de criminels professionnels«. Il est contre la guerre du Vietnam et s’engage dans l’aide à ce pays, il est contre les interdictions professionnelles que l’on veut imposer aux pasteurs membres du DKP (parti communiste allemand), toujours très réticent à l’égard de la démocratie représentative fondée sur les partis, mais partisan de la démocratie directe, acteur de fait de l’opposition extraparlementaire à l’époque de la grande coalition, critique d’un christianisme bourgeois et routinier qu’il voit ce réinstaller dans son Église, etc. Bref le protestant teuton du début est devenu une personnalité libertaire qui épouse tous les combats émancipateurs (il prend parti pour des pasteurs femmes) ou contestataires de l’époque. Le souci de la patrie n’a jamais disparu chez lui mais il s’est ouvert au souci de l’humanité et de la fraternité universelle.
Michael Heymel intitule son dernier chapitre: »Un protestant allemand de rang mondial«. Protestant et protestataire! Il a décrit le parcours de cette personnalité complexe – dont nous venons de donner un aperçu – avec une indéniable empathie, sans toutefois en occulter les excès ou les défauts. Il y relève tout au long la formidable foi au Christ qui a animé Niemöller, une foi viscérale qui ne s’embarrasse que peu de théologie ou de quelconques justifications intellectuelles, mais s’interroge à chaque pas sur la possibilité qu’elle a de s’incarner dans l’action quotidienne. C’est cette foi qui a permis sa propre conversion. Les combats nombreux de Niemöller, des combats qui évidemment empiètent sur le domaine politique, ne répondent pas profondément à une motivation politique, mais à cette volonté de rendre concrète la parole du Christ. Un non-croyant peut voir en lui un grand humaniste.
Le livre de Michael Heymel se lit bien, il est toujours pertinent dans ses analyses, sans fioritures superflues, est assorti comme il se doit de notes, d’une bibliographie et d’un index des noms. Je déplore quelques flottements chronologiques dans la narration. Sur ce point, un tableau chronologique à la fin de l’ouvrage eût été utile. Une lecture agréable et instructive, surtout pour ce qui concerne l’après-guerre.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gilbert Merlio, Rezension von/compte rendu de: Michael Heymel, Martin Niemöller. Vom Marineoffizier zum Friedenskämpfer, Darmstadt (Lambert Schneider Verlag) 2017, 320 S., 22 Abb., ISBN 978-3-650-40196-0, EUR 29,95. , in: Francia-Recensio 2018/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48478