Les ministres de Napoléon? Qui ne pense pas à un Fouché ou à un Talleyrand, étudiés par de nombreux biographes, dont parfois des écrivains célèbres comme Stefan Zweig? Ces personnages sont connus par un public plus large que le cercle tout de même assez restreint d’historiens professionnels ou même de passionnés d’histoire napoléonienne. Le cinéma et la télévision ont largement contribué à porter à la connaissance du public la vie et les actions de ces personnages ainsi que les légendes qui ont été construites autour d’eux. L’un des mérites du livre de Thierry Lentz est de mettre en lumière d’autres collaborateurs de Napoléon, dont on parle généralement moins, quand on pense à l’épopée napoléonienne, car au total 32 personnalités ont exercé une fonction ministérielle sous le Consulat et l’Empire. L’ouvrage n’est pourtant pas un alignement de biographies, mais présente une vision d’ensemble de ce groupe.

Le livre est divisé en trois parties, dont la première, de même que l’introduction, sont publiées pour la première fois dans la présente édition, alors que la deuxième et la troisième partie représentent une version refondue et augmentée du »Dictionnaire des ministres de Napoléon« paru en 1999. La première et donc nouvelle partie étudie la conception de la fonction ministérielle dans l’État napoléonien telle qu’elle était définie par la constitution de l’an VIII et telle que Napoléon Bonaparte, Consul puis Empereur, l’envisageait et la pratiquait. Comme il l’annonce dès l’introduction, l’auteur entend écrire une histoire de cette fonction ministérielle entre 1799 et 1815. Si en Allemagne, le personnel des hautes administrations a fait l’objet d’un certain nombre d’études inspirées, il y a quelques décennies, par le paradigme de la bureaucratie réformatrice, en France, les militaires de l’épopée napoléonienne ont davantage attiré l’attention des historiens que les serviteurs civils de l’Etat. Selon Thierry Lentz, la fonction ministérielle napoléonienne aurait eu plus de points en commun avec les commis de l’Ancien Régime que les ministères d’un régime parlementaire et, de ce point de vue, l’étude des ministères napoléoniens apporte une pierre à l’histoire de la fonction publique française.

Dans son analyse du statut constitutionnel des ministres Thierry Lentz avance que, si Napoléon malmena souvent les institutions, il le faisait toujours »en se soumettant à l’obligation d’imaginer des solutions juridiques pour parvenir à ses fins sans trop heurter le texte fondamental« (p. 23). Comme d’autres historiens avant lui (Albert Soboul, Jean-Paul Bertaud) et comme il l’avait déjà montré d’une manière convaincante dans ses publications antérieures, l’auteur souligne bien que le régime napoléonien n’était pas une dictature militaire, telle que l’Amérique latine en a connu.

La seconde partie détaille en douze chapitres, un pour chaque ministère, les compétences, les titulaires et les administrations centrales de chaque ministère. Elle fournit ainsi un outil de travail pour qui cherche à se familiariser avec l’organisation institutionnelle napoléonienne, ne serait-ce qu’en vue d’explorations archivistiques à mener par des chercheurs à venir.

La troisième partie présente une biographie analytique et comparée des trente-deux personnes ayant détenu un ministère sous Napoléon. Il s’agit une véritable prosopographie, analysant l’origine sociale, le passé révolutionnaire, les carrières des ministres sous le Consulat et l’Empire, mais aussi leur attitude en 1814/1815 ainsi que leurs carrières après l’Empire. L’auteur estime par exemple que, sans être forcément d’origine modeste, rares étaient les ministres de Napoléon, qui auraient pu accéder à un portefeuille sous l’Ancien Régime. C’est la Révolution qui propulsa, majoritairement, ces personnes dans les très hautes sphères du pouvoir.

On n’échappe pas à l’impression que l’auteur, en écrivant la première partie, a voulu faire, subtilement, référence aux débats politiques récents au moment de la parution de l’ouvrage (2016). D’où peut-être l’accent mis sur la »soumission« des ministres au »gouvernement«, que Napoléon entendait incarner seul. »Il ne toléra jamais qu’ils sortent de leur compétence essentielle, pour ne pas dire unique, à savoir à appliquer la loi et les règlements«. Selon le jugement de Madame de Rémusat, que l’auteur semble suivre, les ministres se renfermaient dans leurs attributions respectives. Autrement dit, sous Napoléon, il n’y eut pas de cacophonie ministérielle. Des encadrés thématiques, tels que celui intitulé »Des cumulards?«, consacré au cumul de certaines charges, utilisent certes une terminologie inconnue sous l’Empire, mais font aussi comprendre l’actualité de certaines comparaisons, susceptibles de séduire un public amateur d’histoire.

Selon l’auteur, Napoléon Bonaparte dépensait une certaine énergie à rappeler à l’ordre, à corriger, à aiguiller ses ministres afin d’assurer la cohérence de son gouvernement. À en croire Thierry Lentz, ces efforts furent couronnés de succès. Mais loin de finir par n’être entouré que par des hommes dociles, sans talent, Napoléon aurait réussi à avoir des serviteurs immédiatement placés sous son autorité, qui travaillaient efficacement, mais qui ne furent que de simples exécutants. Pourtant, si encore aujourd’hui certains historiens prennent la définition juridique des attributions pour la réalité de l’exercice du pouvoir, on devrait sans doute se pencher sur les processus de prise de décision politiques. Talleyrand et Fouché n’avaient ni le même passé politique, ni les mêmes origines sociales. Ils disposaient de réseaux très différents, ce dont Napoléon était bien conscient. Présenté jadis comme le séide de Napoléon, Savary, qui remplaça Fouché à la tête du ministère de la police générale en 1810, n’était pas plus favorable au retour des Bourbons que son prédécesseur pour avoir joué un rôle dans l’exécution du duc d’Enghien et réprimé impitoyablement la résistance royaliste en Vendée et en Normandie en 1803. Il poursuivit la politique de recrutement des agents de police parmi les vétérans des armées révolutionnaires, comme nous l’a rappelé Michael Broers.

On aurait peut-être attendu des développements consacrés aux tentatives vaines ou réussies de certains ministres à influencer la politique du chef de l’Etat. Un Talleyrand n’avait-il pas cherché à convaincre l’Empereur de se montrer indulgent à l’égard de l’Autriche en 1805, en prônant une alliance avec les Habsbourg, comme Kurt von Raumer l’avait écrit déjà en 1961? Le ministre de la marine, le vice-amiral Denis Decrès, ne partageait pas la vision stratégique du souverain et montrait une réactivité bien sélective à ses ordres, faisant attendre le monarque parfois plusieurs semaines avant de lui adresser les rapports demandés.

L’Empereur se fiait, dans une certaine mesure, à l’expertise de ses subordonnés, comme le rappelle d’ailleurs Thierry Lentz dans la première partie du livre, mais ces opinions d’experts n’étaient pas forcément dépourvues d’intérêts et d’enjeux. Si Decrès a parfois réussi à convaincre Napoléon de prendre telle décision plutôt que telle autre, on sait aussi que le ministère de la marine était étroitement lié aux milieux coloniaux. Et Gaudin, le ministre des Finances, ne finit-il pas par obtenir l’augmentation des impôts indirects, comme l’a souligné Pierre Branda, en dépit des réticences de Napoléon, qui considérait leur abolition comme un acquis de la Révolution? Il y avait là peut-être matière à augmenter le livre d’une quatrième partie.

La bibliographie indicative s’avère fort instructive, car elle révèle à quel point l’histoire de l’époque napoléonienne, l’un des champs les plus labourés par les historiens, comporte encore des lacunes surprenantes, de nombreux collaborateurs proches de Napoléon n’ayant encore fait l’objet d’aucune biographie, mises à part les notices dans des dictionnaires. Ce constat donne à ce livre un caractère programmatique.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicola Todorov, Rezension von/compte rendu de: Thierry Lentz, Les ministres de Napoléon. Refonder l’État, servir l’empereur, Paris (Perrin) 2016, 303 p. (Collection Tempus, 659), ISBN 978-2-262-04375-9, EUR 9,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48501