Présenté par l’auteur dans son avant-propos comme le résultat d’un travail de longue haleine d’une vingtaine d’années, cet ouvrage sur l’histoire de la franc-maçonnerie en Autriche au XVIIIe siècle reprend en réalité la substance de plusieurs communications déjà publiées, mais ici mises à jour. Au sein d’une historiographie foisonnante, Helmut Reinalter plaide pour une histoire sociale et culturelle de l’institution maçonnique, sans négliger pour autant les trajectoires individuelles, en particulier les figures les plus éminentes. Cette approche multiscalaire se retrouve à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage qui alterne contextualisations générales (au-delà de la seule monarchie autrichienne), développements sur l’Autriche et focus individuels.

D’emblée annoncé par le titre »Lumières, humanité et tolérance«, le propos de l’auteur ambitionne de montrer en quoi les Lumières seraient un élément constitutif de la modernité, davantage qu’un simple positionnement ou qu’un engagement, et la façon dont la franc-maçonnerie aurait favorisé l’émergence de Lumières réflexives. Il pose également la question des apports des Lumières dans la construction de l’État, par delà l’échec apparent du joséphisme, lui-même indubitablement influencé par la franc-maçonnerie.

L’introduction balaie d’abord les thématiques générales de la franc-maçonnerie: métaphysique, raison et Lumières, anthropologie, humanité, éthique, tolérance, devoirs et réglementation, symbolique et rituel, relations avec État et démocratie, avec Église catholique et chrétienté. Cette dernière évocation permet de mettre en lumière les débuts difficiles de la franc-maçonnerie à Vienne, assez peu évoquée auparavant, en raison de l’application de la bulle »In eminenti«, qui provoque la suppression de la première loge viennoise en 1743, puis »Providas« en 1751. Ce propos liminaire insiste dans un second temps sur la nécessité de tenir compte des évolutions de la recherche et d’utiliser de nouvelles pistes d’investigation, tels la sociabilité, les médias ou encore la mise en action pour produire une vision dynamique qui permette d’inscrire la franc-maçonnerie dans le processus des Lumières et d’en produire une histoire dynamique qui révèle son rôle de catalyseur des évolutions sociales et politiques et de porteur de modernité.

Le propos s’articule en sept parties. La première développe longuement la genèse de la franc-maçonnerie, la deuxième celle des Lumières. Y transparaissent le rôle prépondérant de l’aristocratie et la protection de François-Étienne de Lorraine, initié dès les années 1730, qui permet de limiter l’impact des bulles pontificales en Autriche, mais n’évite pas la dispersion de la première loge viennoise par l’impératrice-reine. Condamnés à la clandestinité, mais bénéficiant d’une tolérance tacite, surtout dans les dernières années du règne de Marie-Thérèse, la franc-maçonnerie viennoise présente des effectifs assez faibles dans les années 1780, autour de 200 initiés.

La troisième partie nous fait davantage entrer dans le vif du sujet par l’évocation de la création, en 1784, d’une loge »nationale« (Landesloge) censé fédérer les différentes loges de la monarchie. Avec le Freimaurerpatent, promulguée l’année suivante,il s’agit d’un moment clef dans l’histoire de la franc-maçonnerie autrichienne, à la fois reconnue et contrôlée par un État joséphin centralisé. La surveillance des sociétés secrètes (notamment dans le contexte de création des illuminati) est un moyen de donner des gages à l’Église au moment du reflux de la politique réformatrice de Joseph II, dont le résultat serait une baisse de l’influence politique de la franc-maçonnerie.

Les trois chapitres suivants évoquent les difficultés de la franc-maçonnerie en Autriche dans les années 1790 à travers l’évocation des contre-lumières, des liens avec la Révolution française et du développement du conspirationnisme. Helmut Reinalter met en lumière les avis contradictoires des contemporains sur la franc-maçonnerie. Si certains appellent à la centralisation de la franc-maçonnerie dans une seule loge dont l’empereur Léopold II serait le grand maître, d’autres souhaitent séparer le grain de l’ivraie en opérant un tri dans les obédiences maçonniques, au profit des moins ésotériques.

À partir de 1793, dans le contexte de la révolution et de la guerre qui exacerbent les positions, Léopold II développe un discours conservatiste qui prend le contre-pied de la révolution, mais aussi des Lumières. Helmut Reinalter montre les dérives vers des théories complotistes, présentées comme éminemment mono-causales et stéréotypées et analysées selon la théorie du bouc-émissaire, notamment autour de la figure de Léopold Aloïs Hoffmann, qui s’en fait le chantre et fustige l’influence des francs-maçons. Malgré cela, l’auteur insiste sur l’efficacité du travail de sape de la culture aristocratique traditionnelle (höfisch-aristokratische Standeskuktur) et du développement d’une culture des élites bourgeoises. Une dernière partie reprend la démarche déjà adoptée à plusieurs reprises, en centrant l’analyse sur quelques éminents maçons autrichiens, ou en lien avec l’Autriche: Mozart, Haydn, Sonnenfels, Blumauer, Pezzl, Cagliostro et Marie Caroline de Naples.

Cet ouvrage apporte beaucoup à la connaissance de la franc-maçonnerie, notamment sur l’articulation entre social et culturel. On s’interrogera cependant sur la nature même de l’ouvrage: travail de fond, synthèse ou essai? Loin des promesses de l’introduction, la bibliographie est très sommaire, essentiellement germanique. L’auteur ne convoque quasiment que ses travaux antérieurs (environ 90% des notes de bas de page), dont on comprend assez vite que le présent livre offre une compilation. En résulte une succession de fiches qui abordent essentiellement les thématiques de façon généraliste, pour ensuite introduire le cas autrichien, traité bien succinctement dans les premiers chapitres, sans que les thèses de l’auteur sur le rôle de la franc-maçonnerie dans le développement du joséphisme ne soient réellement développées et étayées.

Le lecteur se voit contraint à recourir aux autres publications d’Helmut Reinalter pour espérer clarifier la nature des sources utilisées, d’autant plus que s’il fait allusion à d’autres travaux, il ne cite que très rarement leurs auteurs. Certaines veines historiographiques, en particulier celle des circulations et des sociabilités afférentes, notamment au sein des loges, ou encore du livre auraient sans doute mérité davantage d’attention. Si Helmut Reinalter fait par exemple allusion au rôle singulier de Prague, il laisse le lecteur sur sa faim. Sans doute aurait-il été intéressant de questionner les mobilités maçonniques à l’intérieur de la monarchie (on s’interrogera d’ailleurs la dimension spatiale de l’adjectif österreichische mentionné dans le titre) pour mettre en lumière les ressorts de l’»internationale« franc-maçonne dans le cadre de l’espace fractal de la monarchie autrichienne, et la dimension heuristique qu’ils pourraient revêtir pour la compréhension de la structuration de l’ensemble habsbourgeois.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Éric Hassler, Rezension von/compte rendu de: Helmut Reinalter, Aufklärung, Humanität und Toleranz. Die Geschichte der österreichischen Freimaurerei im 18. Jahrhundert, Innsbruck (Studien Verlag) 2017, 383 S. (Quellen und Darstellungen zur europäischen Freimaurerei, 18), ISBN 978-3-7065-1508-5, EUR 59,90., in: Francia-Recensio 2018/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48507