Longtemps laissée en déshérence par la communauté universitaire, la Waffen-SS est devenue un sujet au goût du jour depuis une dizaine d’années, comme l’attestent les travaux relativement nombreux publiés depuis1. Situé au confluent du militaire, de l’idéologie et de la propagande, cet objet offre, il est vrai, de riches perspectives de recherche par ces nombreuses facettes. Dans le cas présent, Jochen Lehnhardt revient sur la genèse de la légende qui a longtemps assimilé les soldats SS à de formidables guerriers. Son essai autant historique qu’historiographique analyse avant tout la propagande qui, pendant le conflit, a contribué à associer la Waffen-SS à une élite, sans négliger les écrits d’après-guerre qui ont prolongé ce mythe des décennies durant.
Pour déterminer comment est né le mythe autour des troupes SS et comprendre les étonnantes continuités de cette légende qui n'a pas connu de rupture avec la défaite du Reich nazi, l’auteur explore donc les coulisses de l’information. Il articule son propos en cinq parties, revenant d’abord sur l’identité militaire et idéologique de la Waffen-SS, puis sur l’organisation de la propagande nazie, avant d’aborder en détail les arcanes de la propagande SS. La quatrième partie est consacrée à une assez vaste enquête quantitative et qualitative afin de déterminer à quelle fréquence et comment certains titres de la presse allemande avaient traité la Waffen-SS dans leurs pages pendant la guerre. La dernière partie explore la manière dont le mythe créé pendant la guerre se trouve pérennisé dans les années 1960 par les premiers travaux perçus comme scientifiques.
Passons rapidement sur les deux premières parties. Sans doute nécessaires, elles apparaissent néanmoins comme des synthèses assez longues n’apportant rien de vraiment neuf. Il faut attendre ainsi une centaine de pages avant de voir l’auteur commencer à livrer le résultat de recherches personnelles. Par un méticuleux travail de collecte, ces dernières lui ont permis de mettre à jour des documents parfois assez récemment intégrés aux collections du Bundesarchiv, tel le journal de service du chef du service de presse au sein de l’état-major de Heinrich Himmler. L’auteur brosse ainsi un tableau extrêmement intéressant de l’organisation, de la composition et du fonctionnement de l’unité de correspondants de guerre SS, dont l’évolution numérique a suivi le développement de la Waffen-SS, alignant 27 sections et environ 1750 personnels à son apogée à l’été 1943. Ce faisant, cette unité dirigée par le journaliste Gunter d’Alquen a systématiquement disposé de ressources humaines et matérielles bien supérieures à celles chargées de couvrir les branches de la Wehrmacht. Elle a ainsi été souvent en mesure de fournir rapidement un matériel de propagande spectaculaire tout prêt à être édité par les organes d’information. Quelques brèves biographies des grandes figures de l’unité sont les bienvenues pour personnaliser l’étude et toucher du doigt l’impact que leurs travaux ont eu. L’auteur démontre également comment d’Alquen a, très tôt, su gagner la confiance de Himmler et de Joseph Goebbels grâce à son talent, son enthousiasme et ses convictions idéologiques.
La quatrième partie, qui constitue le cœur de l’étude, appelle de nombreux commentaires, difficiles à tous transcrire ici faute de place. Les principales critiques qui peuvent être adressées à ce travail se concentrent sur le choix de son corpus. L’argumentaire relatif aux titres de presse retenus est certes convaincant. Le dépouillement de cinq titres (»Völkischer Beobachter«, »Deutsche Allgemeine Zeitung«, »Frankfurter Zeitung«, »Das Schwarze Korps«, »Das Reich«) permet d’étudier un ensemble de 2829 articles publiés sur et/ou par la SS dans un panel de journaux et d’hebdomadaires représentant les principales tendances de la presse écrite sous le régime nazi.
Alors que l’auteur est pourtant conscient du poids de l’image par rapport aux mots, il n’intègre toutefois pas cette donnée en définissant son corpus. Deux hebdomadaires illustrés ont certes été consultés (l’»Illustrierter Beobachter« et la »Berliner Illustrierte Zeitung«) mais ne font pas l’objet d’une analyse systématique. L’absence de la revue »Signal« surprend à tout le moins. Sa très large diffusion internationale aurait permis de sortir du cadre strictement allemand. Elle aurait permis d’analyser l’évolution de la représentation de la Waffen-SS en fonction de l’ouverture du recrutement aux ressortissants non »germaniques« – ce que l’auteur déplore justement ne pouvoir faire avec les titres qu’il a retenus (p. 288).
L’absence de prise en compte des actualités cinématographiques dans l’étude surprend plus encore, alors que les travaux des reporters SS se retrouvaient dans presque chaque »Wochenschau« et que ces extraits figurent aujourd’hui dans la plupart des documentaires consacrés au »IIIe Reich«. Il en va de même du matériel de propagande de la SS pour son recrutement, essentiellement composé de visuels sous forme d’affiches ou de cartes postales. S’il ne s’agit pas d’information, les images ainsi véhiculées dans l’espace public n’en ont pas moins contribué à forger les représentations des contemporains.
Ces restrictions posées, l’ouvrage confirme, à travers une centaine de tableaux statistiques issus de l’analyse textuelle, la nette surreprésentation de la Waffen-SS par rapport au Heer dans la presse allemande, avec néanmoins des disparités selon les sensibilités des rédactions. Il explore les anamorphoses de la propagande, telle la surreprésentation des volontaires »germaniques« par rapport aux Volksdeutsche (ressortissants étrangers d’origine allemande), au regard de leurs poids numériques respectifs, ou encore la surexposition relative de la légion »Wallonie« à travers son commandant, Léon Degrelle.
En cherchant à comprendre, dans sa dernière partie, comment le mythe s’est prolongé après-guerre, l’auteur pointe l’importance du travail de lobby mené par les vétérans SS (parmi lesquels Gunter d’Alquen) qui ont fait revivre le mythe dans le cadre de leur entreprise de réhabilitation. Jochen Lehnhardt démontre surtout comment l’historien George H. Stein et le journaliste Heinz Höhne, pourtant peu suspects de complaisance envers le nazisme, ont repris sans sourciller les thèses de la propagande sur la valeur des troupes SS. Il dresse ainsi un réquisitoire accablant sur les fautes professionnelles des deux auteurs, dont les livres sont longtemps demeurés les références sur le sujet. Tous deux ont parfois surinterprété leurs sources. Ils ont surtout singulièrement manqué d’esprit critique en reprenant à bon compte les discours – forcément discutables – d’Hitler et d’Himmler ou les témoignages tendancieux des vétérans.
Par-delà les fautes de ces deux auteurs, leurs travaux renvoient à la responsabilité collective de la communauté des historiens. Tous deux ne se sont en effet pas cachés des sources qu’ils avaient utilisées. Il était dès lors possible à quiconque de vérifier comment elles avaient été traitées, ce que nul n’a effectué – précisément parce qu’il était difficile à chacun de remettre en cause le mythe d’une troupe d’élite forgée par la propagande nazie, manifestement très ancré dans les inconscients. Au demeurant, on pourrait mettre en parallèle ce mythe avec deux autres, tout aussi puissants, hérités de la guerre: celui d’un peuple tout entier dévolu à son »Führer«, remis en cause en son temps par Ian Kershaw, et celui d’une Wehrmacht »propre«.
L’intérêt de l’ouvrage est d’offrir une analyse complète de la propagande SS, depuis sa fabrication jusqu’à sa réception après-guerre. À proprement parler, il ne révolutionne pas le sujet mais dissèque en profondeur la représentation de la troupe du parti dans la propagande nazie et ses traces dans la postérité. Instruit par les »errements« de ses aînés, l’auteur a le mérite de fournir une analyse critique sans faille de son sujet. En creux, cela pose la question de la nécessaire distance à prendre avec son objet d’étude pour les historiens, surtout lorsque ce sujet est, comme c’est le cas ici, presque génétiquement déformé par les enjeux de propagande hérités de la guerre.
Il est par ailleurs dommage que l’auteur ait négligé en conclusion d’élargir son propos aux fondements de notre métier. Car à travers cet exemple, la question fondamentale posée ici est celle de l’éthique de l’historien et sa capacité à interroger et à critiquer son objet. Dans ce cas, force est de constater une évidente faillite intellectuelle avec la répétition à l’envi de vieilles lunes héritées de la guerre.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Luc Leleu, Rezension von/compte rendu de: Jochen Lehnhardt, Die Waffen-SS: Geburt einer Legende. Himmlers Krieger in der NS-Propaganda, Paderborn, München, Wien, Zürich (Ferdinand Schöningh) 2017, 629 S., 18 Abb. (Krieg in der Geschichte [KRiG], 100), ISBN 978-3-506-78688-3, EUR 68,00. , in: Francia-Recensio 2018/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48519