La perception des catastrophes naturelles est une thématique connaissant un dynamisme important à l’heure actuelle dans le domaine de l’histoire environnementale. Cet ouvrage y apportera une contribution originale, tant par la largeur que par l’originalité du point de vue. Il s’agit du catalogue de l’exposition »Mensch. Natur. Katastrophe. Von Atlantis bis heute« qui s’est tenue au musée Reiss-Engelhorn de Mannheim de septembre 2014 à mars 2015.

Première en son genre, cette exposition, fruit d’une coopération entre ce musée et les universités de Darmstadt et de Heidelberg, avait pour ambition de mettre en lumière les liens tissés entre l’homme et la catastrophe dans une perspective historique et transculturelle. Elle résulte des travaux menés depuis 2010 à l’université d’Heidelberg par le groupe de recherche »Images of disasters« coordonné par deux des meilleurs spécialistes outre-Rhin de la question: le médiéviste Gerrit Jasper Schenk et l’historienne de l’art Monica Juneja.

Comme son nom l’indique, ce groupe de recherche s’est penché pendant plusieurs années sur la culture visuelle des catastrophes, thème jusqu’alors peu exploité dans les problématiques traditionnelles de cette branche de l’histoire. L’investigation porte sur la transmission dans le temps et dans l’espace des modèles de représentation et de communication des événements extrêmes, et exploite le temps long (Antiquité aux temps modernes) et un espace géographique très large (Europe et Asie).

Ce cadre fut aussi celui de cette exposition, pendant laquelle le visiteur était conduit des mythes de l’Antiquité jusqu’à la catastrophe de Fukushima, en passant par le Moyen Âge occidental et les divinités bouddhiques. Ce catalogue, et c’est tout ce qui en fait l’intérêt, ne se présente pas comme une simple description des objets et des images exposées. Doté d’une riche bibliographie (plus de 400 références), il constitue un véritable ouvrage collectif, regroupant pour chaque thème abordé des contributions de spécialistes de divers horizons (médiévistes, modernistes, contemporanéistes, archéologues, historiens des arts et des media, spécialistes du Japon, géologues, géographes …).

L’ouvrage est découpé en quatre chapitres, chacun précédé d’une courte introduction du géologue Peter Rothe, et correspondant au parcours de l’exposition. Ces chapitres rassemblent les divers événements exploités, organisés selon l’élément mis en cause dans leur origine. Un premier chapitre concerne le »Feu« (volcans), un deuxième la »Terre« (tremblements de terre et glissements de terrain), un troisième est consacré à »Air et eau« (inondations, phénomènes climatiques), pour finir par une section intitulée »Facteur humain« proposant, à partir de l’exemple des catastrophes modernes (Fukushima, changement climatique, cyclone Phailin), une réflexion sur l’origine anthropique des catastrophes dites »naturelles«.

L’ouvrage est précédé d’une introduction des coordinateurs du volume. Gerrit J. Schenk insiste d’abord sur le fait que la catastrophe ne relève pas de la nature mais de la culture, et que sa définition dépend fortement du point de vue de celui qui porte le discours. Il convient donc de prendre en compte que la diversité des modèles d’interprétation reflète les usages de l’événement, lesquels diffèrent selon le contexte culturel, selon l’orientation religieuse, politique ou artistique du discours. Dans la société moderne par exemple, l’insistance sur la solidarité avec les victimes permet la fabrication d’un récit universel autour d’une situation envisagée comme une menace sociale et politique, alors qu’au Moyen Âge un tremblement de terre, compris comme un signe de la providence, pouvait revêtir une connotation positive ou bien négative selon l’orientation du moment.

Monica Juneja souligne pour sa part le double pouvoir de la mise en image des désastres. Elle permet d’abord de donner du sens à l’expérience extrême et de rendre l’événement appréhendable en transformant l’indicible en discours. Ainsi, la représentation d’une pluie de sang dans les occasionnels de l’époque moderne, la représentation d’une carpe provoquant les tremblements de terre dans la culture japonaise du XIXe siècle ou les courbes statistiques et la fameuse »crosse de hockey« qui symbolisent la montée des températures et le changement climatique sont autant d’outils par lesquels les sociétés s’accaparent la catastrophe. Ensuite, l’image possède un fort pouvoir communicatif en mesure d’influencer les réactions sociales et d’élargir l’influence de l’événement bien au-delà de la zone d’impact.

Les choix esthétiques revêtent dans cette perspective une place de premier ordre, dans la mesure où ils transmettent des émotions dont l’efficacité sera plus ou moins grande. En outre, une attention particulière doit être portée sur la circulation transculturelle des thèmes de description. Le dossier bien connu de la répétition du thème du déluge à travers de nombreux mythes européens et asiatiques montre en effet qu’une circulation à large échelle existe depuis longtemps, qui permet de jeter un regard sur l’influence d’un probable et très diffus »imaginaire catastrophique eurasiatique«. Sur ce sujet, on notera la mise au point très instructive du médiéviste de l’université de Berne Christian Rohr (»Sintflutdarstellung. Ein transkultureller Mythos durch Zeiten und Räume«, p. 167–171).

Enfin Christopher Lind termine cette introduction en proposant quelques éléments de réflexion sur la difficulté de représenter la catastrophe comme objet muséologique. »Wie kommt die Katastrophe in die Vitrine?« s’interroge-t-il dans un texte qui ne manque pas d’intérêt. Il montre d’abord la difficulté consistant à représenter chaque événement à la fois dans son caractère unique et dramatique, mais aussi dans la dimension culturelle commune qu’il partage avec toutes les autres catastrophes. D’autre part, le projet de donner un répertoire de toutes les possibilités de représentation de la catastrophe s’est trouvé confronté à un choix éthique sur la représentation des victimes et de l’horreur de la catastrophe. Les responsables de l’exposition ont au final fait le choix d’éviter cet aspect du désastre dans les objets exposés.

Par la suite, le lecteur trouvera tour à tour une présentation synthétique et très informée des événements majeurs qui ont servi de fil conducteur à l’exposition: l’explosion volcanique de Santorin entre le XVIIe et le XVe siècle av. J. C., celle du Vésuve en 79 ap. J. C., celle du Laki en 1783, celle du Tambora en 1815 avec ses conséquences climatiques désastreuses en Europe, et celle du Krakatau en 1883; les tremblements de terre de 1755 à Lisbonne, de 1861 à Edo, et de 1906 à San Francisco; les glissements de terrain de 1618 dans le village suisse de Plurs et celui de la Goldau en 1806, la surcote du 16 janvier 1362 en mer du Nord, les inondations de l’Arno à Florence de 1333 et de 1966, celles, identitaires dans la mémoire allemande, qui ont submergé Hambourg en 1962, et l’ouragan Katrina de 2005; enfin le tsunami du 11 mars 2011 et le cyclone Phailin qui balaya les Philippines en 2013.

On trouve aussi des contributions thématiques brossant des sujets aussi divers que la réception du mythe de l’Atlantide, la cosmologie de la Renaissance, la mise en musique des catastrophes, la diffusion du modèle du déluge, les saints protecteurs dans la culture chrétienne et la culture bouddhique, ou la prévention moderne des catastrophes. L’ouvrage se termine par trois intéressantes contributions sur le thème du changement climatique, envisagé sous l’angle de vue du climatologue (Rüdiger Glaser) et du sociologue. Birgit Schneider offre notamment une réflexion passionnante sur les modèles et les implications culturelles de ce qu’elle considère, dans une perspective post-moderne, comme la quatrième blessure narcissique de l’humanité, après la découverte de l’héliocentrisme, celle de l’évolution et celle de la conscience.

L’ensemble est richement illustré des images et objets de l’exposition qui viennent alimenter et appuyer la réflexion. On trouvera principalement des reproductions de peintures, de photographies, de gravures, et de documents d’archive, mais aussi une foule d’objets divers. Parmi ceux-ci, on peut citer l’astrolabe d’Abu Bakr ibn Yüsuf datant de 1208 qui fut l’une des stars de l’exposition. Un morceau d’olivier trouvé sous les cendres de l’explosion du volcan de l’île de Santorin illustre les incertitudes quant à la datation de cet événement (entre le XVIIe et le XVe siècle av. J. C.) puisque les analyses au carbone 14 de ce morceau de bois ne correspondent pas au contenu des sources écrites égyptiennes qui se rapportent à l’événement.

On trouvera également un »Earthquake go-bag« développé par l’ONG NSET (National Society for Earthquake Technology) et rempli des biens de première nécessité pour aider les populations népalaises, ou encore un télégraphe pour montrer ce que la perception moderne de la catastrophe doit aux possibilités techniques de communication. La contribution de Matthias Dorries sur l’éruption du Krakatau (»Das größte erdumspannende Experiment. Die Explosion von Krakatau im Jahr 1883«, p. 87–93) montre ainsi comment l’invention à peu près synchrone du télégraphe a fait de cette éruption l’un des premiers événements à dimension mondiale dans la presse, mais aussi comment le télégraphe fut le support de la mise en place autour de l’événement de la première expérimentation scientifique en réseau international.

Les informations transmises en un temps record sur les conséquences de l’éruption et du tsunami dans tout l’océan Indien firent en effet l’objet d’un programme de recherche de la Royal Society de Londres. La catastrophe devenait objet de science, ce qui influençait à son tour les canaux de perception. Dramatique sur les lieux de l’événement (36 000 morts et 160 villages détruits), les journalistes londoniens, enthousiasmés par la mise en carte enfin possible des conséquences et par les informations que les scientifiques en tirèrent, traitèrent paradoxalement l’éruption comme un cadeau de la nature et comme un bienfait pour le progrès de l’humanité.

On saisit ainsi parfaitement l’un des aspects du processus de modernisation des modèles de perception, surtout lorsqu’il est mis en rapport avec le précédent de 1815, c’est-à-dire l’explosion du volcan de Tambora en Indonésie, que personne ne fut en mesure de relier avec les conditions climatiques désastreuses et faminogènes engendrées pendant l’été suivant dans toute l’Europe centrale et occidentale (Daniel Krämer, »Der Ausbruch des Tambora und das ›Jahr ohne Sommer‹ 1816«, p. 79–84).

Au final, cet ouvrage, s’il souffre tout de même par rapport à son ambition »transculturelle« d’un léger déséquilibre en faveur des événements européens pour les époques anciennes (on regrettera de ne rien trouver sur le Moyen Âge japonais, moyen oriental ou indien par exemple), n’intéressera pas moins deux types de lecteurs. Le néophyte trouvera une entrée en matière remarquable dans le domaine de l’histoire des catastrophes naturelles, avec des synthèses bien documentées sur un grand nombre de d’événements et de thématiques.

Le spécialiste quant à lui pourra tirer grand avantage de cette largeur de point de vue, et profiter de la comparaison dans le temps et dans l’espace de ses sujets de spécialisation. Celui qui pratique les occasionnels de la France d’Ancien Régime pourra par exemple s’il le souhaite confronter et rafraichir ses connaissances avec le contenu des occasionnels japonais du XIXe siècle … Enfin, cet ouvrage collectif ouvre une fenêtre sur le territoire nouveau de l’iconologie des catastrophes, que Gerrit Jasper Schenk et Monica Juneja ont déjà exploité dans un autre volume récent en anglais pour ceux qui voudront approfondir la question1.

1 Monica Juneja, Gerrit Jasper Schenk, Disaster as Image. Iconographies and Media Strategies across Europe and Asia, Regensburg 2014.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Thomas Labbé, Rezension von/compte rendu de: Gerrit Jasper Schenk, Alfried Wieczorek, Monica Juneja, Christoph Lind (Hg.), Mensch. Natur. Katastrophe. Von Atlantis bis heute, Regensburg (Schnell + Steiner) 2014, 280 S. (Publikationen der Reiss-Engelhorn-Museen, 62), ISBN 978-3-7954-2880-8, EUR 34,95. , in: Francia-Recensio 2018/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48524