Avec près de quatre millions de membres en avril 1934, la SA (Sturmabteilung ou Section d’assaut), fut, de sa fondation en 1921 à sa disparition en 1945, l’une des principales forces militantes du mouvement puis du régime national-socialiste. La SA est pourtant longtemps demeurée un aspect relativement négligé de l’historiographie du nazisme; la comparaison avec le nombre et l’ampleur considérable des recherches qui ont porté sur la SS – la Schutzstaffel qui fut dans une certaine mesure la rivale de la SA et s’imposa au détriment de cette dernière comme l’un des principaux bras armés du régime hitlérien – est à ce titre éloquente.
Malgré l’existence de travaux portants sur les pratiques et la sociologie militante de l’organisation1, ou encore sur la biographie de ses principaux responsables2, une véritable synthèse de ceux-ci manquait à l’appel – l’histoire politique de la SA publiée par Peter Longerich, dernière tentative dans cette direction, remonte à 19893. Plus grave encore, la plupart des recherches sur la SA souffraient d’une focalisation presqu’exclusive sur une partie seulement de l’histoire de l’organisation: tandis que les années 1921 à 1934, qui virent la SA être l’un des plus importants instruments de la marche de Hitler vers le pouvoir, concentraient sur elles l’essentiel de l’attention, la seconde moitié de la chronologie et le rôle que la SA continua de jouer après 1934, au service de la stabilisation du régime nazi puis de sa radicalisation guerrière et criminelle, étaient très largement négligés. Ce sont ces deux lacunes que Daniel Siemens, professeur d’histoire européenne à l’université de Newcastle et déjà auteur d’un ouvrage consacré à Horst Wessel, figure symbolique de la SA, de la martyrologie et de la propagande nazie4, entreprend aujourd’hui de combler.
Le récit que tisse Daniel Siemens suit une trame classiquement chronologique. Insistant sur les évolutions périodiques des fonctions remplies par la SA au service du mouvement puis du régime nazi, ainsi que sur le renouvellement sociologique et surtout générationnel de son personnel – constat qui rejoint celui que l’on peut faire à propos d’autres organisations nazies comme la SS, qui partagent le même caractère plastique et polymorphe – Siemens distingue »trois SA« successives.
La première SA (p. 3–32) est ancrée dans la Bavière des années 1919–1923, bénéficiant du patronage complice d’une partie des autorités politiques et militaires régionales promptes à entretenir les réseaux de la droite radicale, instruments de lutte contre la gauche, voire contre la république, et moyens de contourner les restrictions imposées aux forces armées allemandes par le traité de Versailles. Loin d’être un phénomène spécifique, elle apparaît essentiellement comme une formation paramilitaire parmi de multiples autres nées au même moment.
L’échec du putsch de 1923, suivi d’une courte période d’interdiction, marque la naissance et l’expansion à l’échelle nationale d’une deuxième SA (p. 32–183), qui connaîtra son apogée en 1933/34. Daniel Siemens la situe à mi-chemin entre une organisation hiérarchique et un mouvement social: à la première, la SA emprunte sa structuration rigide calquée sur le modèle militaire; au second, son activisme contestataire, son dynamisme et sa capacité à mobiliser ses membres en leur promettant à la fois un ancrage au sein d’une communauté et l’occasion d’une affirmation individuelle, à travers les opportunités ouvertes du fait de l’importance donnée à la personnalité charismatique à tous les niveaux de la hiérarchie et de l’apologie de l’action et de la violence qui caractérisaient la culture organisationnelle de la SA.
Cet »empowerment« dont parle Siemens permet de mieux comprendre l’attraction exercée par la SA et sa capacité à recruter, non seulement chez ceux des allemands qui attendaient du militantisme un soutien matériel, à l’heure de la crise économique et du chômage de masse, mais aussi chez ceux en quête d’une récompense avant tout symbolique. Reprenant ici le débat sur la sociologie de la SA, Siemens se rallie au constat qu’elle fut l’organisation la plus ouverte aux milieux ouvriers au sein d’un mouvement nazi où ceux-ci étaient généralement sous-représentés. Il démontre cependant aussi la séduction que l’engagement sous la »chemise brune« de la SA exerça au début des années 1930 sur les classes moyennes, les jeunes et les milieux estudiantins en quête d’un substitut à l’expérience mythifiée de la Grande Guerre, ou encore les milieux ruraux, brossant ainsi un tableau de l’organisation où domine l’hétérogénéité, loin de la seule image canonique du militant SA comme chômeur urbain. Ainsi capable de rassembler très largement, à l’image du NSDAP, véritable Volkspartei réunissant – quoique dans des proportions inégales – un électorat issu de l’ensemble des couches sociales, cette deuxième SA n’en est qu’un instrument plus redoutable au service de la conquête du pouvoir par les nazis.
Si Daniel Siemens enrichit ainsi l’histoire de la SA de la »période de lutte« (Kampfzeit) d’avant 1933 de perspectives empruntées à la sociologie des organisations et à l’histoire culturelle, le récit proprement politique qu’il livre de ces années demeure assez classique. L’analyse qu’il fait du rôle de la violence de la SA dans la déstabilisation de la république à partir de la fin des années 1920 et de la fonction remplie par l’organisation dans la répression qui permit à Hitler d’affermir son pouvoir au printemps 1933 procèdent ainsi, pour l’essentiel, d’une synthèse habile des travaux existants, de même que la lecture qu’il donne de l’élimination des chefs les plus ambitieux de la SA au cours des évènements des 30 juin au 2 juillet 1934, passés à la postérité comme la »Nuit des longs couteaux«. C’est dans la partie qu’il consacre à la »troisième SA«, de 1934 à 1945 (p. 183–307), que Siemens innove véritablement.
Il montre en effet de façon convaincante que l’image d’une SA entièrement reléguée à la passivité politique, encore souvent reprise par les historiens, doit être révisée, au profit de celle d’une SA aux fonctions changeantes, mais toujours active. Certes, certaines des facettes du développement de la SA apparaissent surtout comme les velléités avortées de dirigeants désireux de reprendre une place de premier rang: c’est ainsi le cas de la tentative de la SA pour développer ses propres projets d’implantation coloniale dans l’Est de l’Europe ou encore pour participer à la guerre en développant ses propres unités militaires, projets tous deux réduits à néant ou presque par la concurrence de la SS – l’on pourrait reprocher à Siemens d’exagérer quelque peu l’importance de ces entreprises, dont l’intérêt, s’il est loin d’être négligeable, réside surtout dans leur fiasco et ce qu’il permet de saisir des concurrences au sein de la polycratie nazie.
Il est deux champs en revanche où Siemens souligne à raison la portée du rôle de la SA. D’une part, celle-ci fut un agent fidèle de la radicalisation du régime nazi et de son recours croissant à la violence: sur la scène domestique, où la violence des années d’avant 1933 se vit réactivée lorsque s’accrut la persécution des juifs et des adversaires du régime – ainsi à l’occasion de la »Nuit de cristal« du 9 novembre 1938 ou de la répression des travailleurs étrangers requis de force en Allemagne après 1939; mais aussi en dehors du Reich, où, à l’heure de la conquête, la SA remplit des fonctions supplétives aux côtés de l’armée lors de l’annexion de l’Autriche, des Sudètes ou de la Pologne.
D’autre part, et c’est peut-être le plus important, la SA constitua, jusqu’à la chute du régime nazi, un puissant instrument de contrôle social de la population, par sa présence intimidante dans l’espace public, par son rôle dans l’enrégimentement et la préparation militaire de la population masculine, et enfin par sa participation à la terreur accrue dirigée contre les allemands ordinaires eux-mêmes en 1944/45.
Si ces fonctions demeurèrent en deçà de l’ambition de se substituer à l’Etat ou à l’armée que les chefs des »chemises brunes« avaient pu nourrir en 1933, provoquant une frustration périodique dans les rangs de l’organisation, elles n’en contribuèrent pas moins de façon non négligeable à la stabilité et à la survie du »Troisième Reich«. L’image d’une SA réduite après 1934 à un simple club de vétérans condamnés à l’inaction, qui imprègne encore trop souvent l’historiographie, relève ainsi d’un mythe disculpatoire qui plonge ses racines dans l’Allemagne de l’Ouest des années 1950, ainsi que Daniel Siemens en fait d'ailleurs la démonstration dans un dernier mouvement de son analyse (p. 307–329).
Levier majeur de l’ascension du mouvement national-socialiste vers le pouvoir, la SA échoua à s’imposer comme le cœur du nazisme-régime. Elle demeura cependant jusqu’ en 1945, un instrument et une courroie de transmission du pouvoir, précieux à plus d’un titre. Avoir retracé de façon aussi exhaustive que précise cette trajectoire, en livrant une synthèse magistrale des travaux existants tout en comblant leurs lacunes pour la période postérieure à 1934: c’est là tout le mérite de l’ouvrage de Daniel Siemens, qui est destiné à s’imposer pour longtemps comme la référence de l’historiographie des »chemises brunes«.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
David Gallo, Rezension von/compte rendu de: Daniel Siemens, Stormtroopers. A New History of Hitler’s Brownshirts, New Haven, London (Yale University Press) 2017, 459 p., 33 b/w ill., ISBN 978-0-300-19681-8, GBP 25,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48525