Henning Türk, wissenschaftlicher Mitarbeiter auprèsdu Zentrum für Zeithistorische Forschung Potsdam, est un historien spécialiste de la question européenne et des relations franco-allemandes contemporaines. L’ouvrage sous revue, portant sur la trajectoire et les engagements protéiformes de Ludwig Andreas Jordan (1811–1883), est tiré d’une Habilitation, présentée en 2015 à l’université de Duisbourg-Essen. Il s’agit là d’un très bel objet-livre de 424 pages à la couverture et à la présentation tout spécialement soignées. L’écrit est très dense, mais agréable à lire grâce à un style fluide et travaillé, ainsi qu’à la présence utile de conclusions intermédiaires et d’un index de personnes (p. 419–424).

La nature »universitaire« de l’ouvrage se vérifie par la présence de notes de bas-de-page abondantes, utiles et précises. Celles-ci font écho à un appareil critique très complet, permettant de suivre le fil des recherches effectuées (p. 387–389). Le contenu des irremplaçables correspondances privées et journaux de la famille est systématiquement croisé avec les nombreux documents consultés, conservés dans les archives publiques, qu’elles soient fédérales (Berlin, Coblence), »étatiques« (Darmstadt, Munich, Brême) ou municipales (Kaiserslautern, Crevelt), ainsi que dans les archives consulaires (chambre de commerce et d’industrie du Palatinat, à Ludwigshafen). L’ensemble est complété par des sources imprimées très fournies (notamment des témoignages sur les années décisives 1848–1851 ou les procès-verbaux des réunions du Landtag de Bavière), ainsi que par une bibliographie consistante (p. 390–417).

Un trait épistémologique déterminant ressort de la démarche de l’auteur: le refus de tout enfermement. Cela transparaît dès les deux premiers chapitres: ce travail est certes adossé à l’histoire d’une famille – les Jordan et leur bagage intellectuel, leurs pratiques culturelles et leur culture politique remarquables – et s’ancre dans un territoire – le Palatinat, marqué par une tradition pluriséculaire de circulation intense des hommes, des produits et des idées –, mais la trajectoire de L. A. Jordan est sans cesse mise en perspective avec des enjeux plus grands et significatifs, qu’ils soient économiques (construction puis triomphe de l’industrialisation), politiques (émergence du libéralisme politique), voire géopolitiques (construction de l’État-nation allemand). Les échelles locale, régionale et nationale sont ici finement articulées: une approche territorialisée, oui; une histoire localiste, non!

La vie de L. A. Jordan est ici décortiquée sous trois »angles«, trois »perspectives«. En fait trois figures qui ne font qu’un: le bourgeois, l’entrepreneur et l’homme politique. La première perspective (3e chapitre) renvoie de manière classique à la sociabilisation et à la formation de cet homme, dont la »bourgeoisité« (Bürgerlichkeit) est présentée comme le socle de ses futurs engagements et responsabilités.

L’éducation reçue, particulièrement soignée, est complétée par une participation précoce à la gestion concrète de l’entreprise familiale et par plusieurs voyages de formation – une pratique courante, que l’on retrouve également au sein du patriciat français – en Belgique et surtout en Angleterre (été 1833). Ces voyages prennent la forme de véritables »rites de passages«, où L. A. Jordan acquiert un nécessaire bloc de connaissances, un indispensable capital d’expérience. Quelques figures masculines de référence se dégagent: son père bien entendu, Andreas Jordan (1775–1848), mais également son cousin, son alter ego, Franz Peter Buhl (1809–1862).

La deuxième (4e chapitre) fait l’objet de pages passionnantes. Les activités économiques de L. A. Jordan se focalisent sur l’essor de l’héritage de la famille: ses domaines viticoles. Il n’a de cesse de mobiliser tous les moyens nécessaires à l’amélioration des rendements et de la qualité de la production, mais aussi de l’image de l’entreprise familiale. Il innove en s’appropriant les apports de la science agronomique alors en plein essor. Il multiplie les contacts et s’entoure d’experts influents, à l’instar de Justus von Liebig dans le traitement chimique.

En intégrant à sa stratégie des méthodes de marketing et des plans complexes de financement, afin d’accroître la visibilité de ses produits sur les marchés, L. A. Jordan devient un quasi-manager. La prise de risque balise désormais son horizon mental de chef d’entreprise. Marqué par son passage en Angleterre, il se fait même bailleur de fonds et décide d’exploiter son capital financier, pour en faire un levier d’investissement au profit du tissu économique local et régional. Il devient alors un acteur reconnu de l’industrialisation du Palatinat.

La dernière (5e chapitre) est la facette de L. A. Jordan la plus développée par l’auteur (quasiment la moitié du développement). Son engagement politique est présenté comme la suite logique de ses activités économiques. En fait, les secondes légitiment le premier. Sa sociabilisation, puis son activisme politique sur quasiment un demi-siècle – des années 1830 jusqu’au début des années 1880 – empruntent un spectre de fonctions extrêmement large, allant de la Chambre bavaroise au Reichstag, en passant par la mairie de Deidesheim, le Vorparlament à Francfort en 1848 et le Zollparlament entre 1868 et 1870.

La révolution de 1848, qui fait l’objet de pages remarquables, constitue un accélérateur décisif de sa carrière politique, dans la mesure où il lui offre l’opportunité de s’extraire de l’échelle locale. Dès lors embrasse-t-il des sujets d’une grande acuité: utilisation du Zollverein comme levier de construction d’un État-nation, promotion d’une Petite Allemagne, lutte contre les puissances française et autrichienne, intégration des Allemands catholiques dans l’Empire mise à mal par le Kulturkampf, etc. L. A. Jordan tente de concilier bon an mal an son libéralisme politique et sa culture religieuse. Ce catholique très croyant est amené à prendre position face aux tensions traversant le catholicisme politique allemand au cours des années 1870: sa préférence pour le schisme des »vieux-catholiques« l’amène à prendre ses distances avec toute tentation »papiste«.

Au total, malgré une conclusion générale qui aurait mérité d’être plus étoffée (p. 375–383) et des parties trop déséquilibrées, Henning Türk offre aux lecteurs, grâce à une association réussie entre histoire sociale, histoire économique et histoire des idées, une contribution très importante à l’histoire allemande de la viticulture, de la bourgeoisie et du libéralisme politique du second XIXe siècle. Ce livre justifie à lui-seul la légitimité et la nécessité scientifiques de maintenir l’exercice historique de la biographie, dès lors que celle-ci, comme ici, est solidement sourcée et constamment mise en perspective. Signalons qu’en octobre 2017, l’auteur a remporté grâce à cet ouvrage le Kurfürst-Karl-Theodor-Preis, décerné aux historiens du Palatinat. Une distinction méritée.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sébastien Durand, Rezension von/compte rendu de: Henning Türk, Ludwig Andreas Jordan und das Pfälzer Weinbürgertum. Bürgerliche Lebenswelt und liberale Politik im 19. Jahrhundert, Göttingen (Vandenhoeck & Ruprecht) 2016, 424 S. (Bürgertum Neue Folge. Studien zur Zivilgesellschaft, 12), ISBN 978-3-525-36851-0, EUR 60,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48528