»Comment les responsables politiques de l’Europe occidentale ont-ils répondu au défi de la mondialisation généré par les crises économiques des années 1970?« Le questionnement initial de »Governing Europe« est aussi stimulant pour l’historien de la construction européenne qu’utile au débat public sur les réponses apportées par l’Europe communautaire aux défis de la mondialisation. Il souligne la profonde actualité et le caractère fondateur du tournant des années 1970 qui est aujourd’hui au cœur de l’intérêt historiographique 1.

Après une thèse de doctorat devenue une référence sur »Le choix de la CEE par la France« (2011)2 dans les années 1950–1960, Laurent Warlouzet, professeur à l’université du Littoral Côte d’Opale, publie ici en anglais le mémoire inédit de sa thèse d’habilitation soutenue en 2015 à l’université de Rouen. Le livre impressionne d’abord par sa maîtrise bibliographique, en plusieurs langues, en histoire mais également en science politique et en économie, ainsi que par l’ampleur du corpus de sources utilisées dans cinq pays différents (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Belgique) et leur exploitation méthodologique en histoire comparative, transnationale et globale. Ce travail d’ensemble en fait d’emblée une synthèse indispensable pour qui s’intéresse aux questions économiques relatives à la construction européenne.

L’ouvrage part du constat de Niall Fergusson et d’autres d’un choc de la mondialisation3 qui cesse d’être pour l’Europe une opportunité de domination pour devenir une menace à la suite des deux chocs pétroliers et la cause principale de la montée d’un chômage de masse. La réponse à ce choc est parfois présentée comme »une marche inexorable vers une Europe néolibérale«, ce que réfute le livre. Au contraire, comme dans son précédent ouvrage sur la France, l’auteur insiste sur la complexité et la progressivité du double choix de l’Europe par les membres de la CEE: l’Europe communautaire comme cadre de régulation privilégié de la mondialisation; le néolibéralisme comme modèle économique et social le mieux adapté au nouveau contexte de concurrence internationale.

Ce double choix ne s’impose toutefois qu’après épuisement des autres alternatives de politique économique au sein de cadres nationaux, transnationaux ou internationaux. L’Europe néolibérale ne serait ainsi qu’un »second choix«. L’objet de ce livre est précisément l’exploration du cheminement européen vers ce choix à travers l’épuisement des solutions alternatives entre les réactions au premier choix pétrolier de 1973 et la signature de l’Acte unique européen en 1986.

Pour ce faire, l’auteur a choisi de se focaliser sur les décideurs politiques des trois principaux pays européens (France, Allemagne fédérale, Grande-Bretagne), ainsi que sur la Commission européenne. Le parti-pris méthodologique assumé par l’ouvrage – qui en fait la force, mais également le caractère discutable – est de classer les politiques publiques alternatives envisagées dans les années 1970–1980 par les pays européens en trois catégories facilitant leur comparaison: des politiques »orientées vers le social«, privilégiant la réduction des inégalités et la correction des problèmes induits par le marché libre; des politiques »néo-mercantilistes« dont l’objectif principal est de maximiser la production industrielle nationale par la protection des entreprises nationales et favoriser les exportations; des politiques »orientées vers le marché« promouvant la liberté du marché par l’élimination des obstacles aux échanges – les politiques néolibérales n’étant qu’une version radicale de ces dernières.

Le cheminement européen fut d’abord marqué par l’échec de la construction d’une »Europe qui protège« de la mondialisation avec l’abandon progressif des ambitieux projets d’Europe sociale qui avaient émergé au lendemain des mouvements de 1968. Cette orientation fut portée avec force par Willy Brandt en 1972 et intégrait un vaste ensemble de politiques visant l’harmonisation par le haut des conditions de travail, la réduction des inégalités régionales, la promotion du dialogue social et l’émergence d’une politique environnementale. Le manque de volonté et de financement au niveau européen, ainsi que les divisions de la gauche européenne et des syndicats ne permirent toutefois pas réellement de faire de l’Europe un outil de progrès social.

La deuxième option envisagée par les Européens face à la mondialisation était de construire un marché protégé à travers des politiques néo-mercantilistes établissant des barrières extérieures protectrices et favorisant financièrement et politiquement le développement des activités européennes. La mise en place d’un »libéralisme organisé« tel que l’avait imaginé Valéry Giscard d’Estaing échoua toutefois face au désaccord d’une partie des Européens, et en particulier des Allemands qui s’opposèrent au plan Delors de création d’une politique industrielle européenne face à la concurrence américaine et asiatique. Au contraire, l’intervention de l’État évolua d’un rôle de soutien à certains secteurs économiques à celui d’intermédiaire entre les acteurs sociaux. »L’hiver du Mécontentement« en Grande-Bretagne et l’échec des expériences mitterrandiennes en France, jetèrent un discrédit durable sur ces politiques interventionnistes, favorisant l’abandon des »canards boiteux« dans les années 1970 et les privatisations dans les années 1980.

Le tournant néolibéral de l’Europe communautaire fut cependant moins amorcé par les gouvernements tels que celui de Thatcher en Grande-Bretagne, que par les décisions de la Commission dans les années 1980. La promotion d’une politique de compétitivité et de mise en concurrence intra-européenne par certains commissaires (Frans Andriessen, Peter Sutherland) joua en effet un rôle déterminant dans la limitation des subventions à l’industrie en interdisant aux États d’aider les entreprises en difficulté pour des raisons sociales ou politiques comme ce fut le cas en France pour l’entreprise textile Boussac en 1983–1984. Il s’agissait là d’une délégation de souveraineté fondamentale par simple réinterprétation du traité de Rome. À travers ces politiques de dérégulation, les partisans de cette orientation au sein des différentes commissions parvinrent à l’imposer aux États.

L’ouvrage insiste ainsi sur le rôle des décisions prises à Bruxelles tout en relativisant le poids des grands traités européens, à commencer par l’Acte unique européen dont il rappelle qu’il se limitait essentiellement à l’établissement d’un marché unique et n’imposait ni une politique de compétitivité, ni une politique monétaire anti-inflationniste. L’évolution vers une Europe néolibérale ne relevait donc pas d’une adhésion idéologique brutale des dirigeants européens au thatchérisme et au reaganisme, mais bien d’une compétition persistante entre différentes options au sein de laquelle le néolibéralisme prédomine après 1986.

L’ouvrage souligne enfin à juste titre la nécessaire réévaluation du poids de l’Allemagne fédérale dans les choix européens. En parvenant à faire échouer les solutions néo-mercantilistes, le contrôle de la Commission sur la politique monétaire et l’idée d’une relance européenne par les pays en croissance telle que la prônaient les partisans de la »théorie de la locomotive«, l’Allemagne fédérale a profondément orienté la relance de 1984–1986 et la politique économique européenne pour les trois décennies suivantes. Ce rôle prépondérant de l’Allemagne fédérale est le fruit autant de la constance de son engagement prioritaire en faveur de solutions européennes et à l’inverse de l’échec des solutions nationales proposées par ses deux principaux partenaires, la France et la Grande-Bretagne.

C’est précisément sur le rôle de l’Allemagne fédérale et du modèle de l’économie sociale de marché que certains passages de la démonstration peuvent être complétés ou discutés. La prédominance ouest-allemande sur les décisions européennes s’affirme certes dans les années 1980, mais elle n’est pas nouvelle et se dessine nettement dès la fin des années 1960. Au-delà des impulsions communautaires, le rôle et l’influence du modèle allemand reflètent également l’évolution des rapports de puissance entre les trois principaux pays européens, en particulier face au déclin des modèles français et britanniques. Au contraire, la constance de la position allemande dans la défense d’un modèle adapté au choix européen en fait la force dans la durée et relativise également l’idée d’une Europe comme second choix défendue par l’auteur pour la France et la Grande-Bretagne. Derrière les grandes orientations de politique économique mises en évidence par l’ouvrage s’opère également une lutte pour la prévalence des modèles nationaux.

La principale force de »Governing Europe« est cependant de mettre l’accent sur la dimension politique de l’Europe en construction. L’ouvrage apporte ainsi une contribution stimulante aux débats européens en relativisant l’évolution vers une Europe néolibérale en la présentant comme un choix, suggérant par là-même la possibilité d’autres politiques, abandonnées au tournant des années 1970–1980, mais qui pourraient, selon l’auteur, constituer des solutions à la crise de 2008 et à ses conséquences.

1 Anselm Doering-Manteuffel, Lutz Raphael, Nach dem Boom. Perspektiven auf die Zeitgeschichte seit 1970, Göttingen 2008.
2 Laurent Warlouzet, Le choix de la CEE par la France. L’Europe économique en débat de Mendès-France à de Gaulle, 1955–1969, Paris 2011.
3 Niall Ferguson, Charles S. Maier, Erez Manela, Daniel S. Sargent (dir.), The Shock of the Global. The 1970s in Perspective, Cambridge 2010.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Mathieu Dubois, Rezension von/compte rendu de: Laurent Warlouzet, Governing Europe in a Globalizing World. Neoliberalism and its Alternatives following the 1973 Oil Crisis, London, New York (Routledge) 2018, 274 p. (Routledge Studies on Government and the European Union, 8), 8 b/w ill., ISBN 9781138729421, GBP 105,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48530