Une vingtaine d’années après la parution de la monumentale biographie de Ian Kershaw, Hitler est de nouveau au centre de l’attention de nombreux historiens du national-socialisme1. Les dernières années ont ainsi vu, à un rythme soutenu, la publication de l’édition critique de »Mein Kampf«2, de nouvelles biographies en forme de synthèses3 ainsi que de nouvelles études portant sur une facette de la personnalité ou de l’exercice du pouvoir hitlérien, ou encore sur un moment particulier de la trajectoire de Hitler4.
C’est dans cette dernière catégorie que vient se ranger l’ouvrage que publie aujourd’hui Thomas Weber, qui s’attache à comprendre »comment Adolf Hitler est devenu nazi«5. Professeur au département d’histoire de l’université d’Aberdeen, Weber n’est pas un nouveau venu dans le domaine de la biographie de Hitler. Il s’y était en effet déjà fait remarquer pour son précédent ouvrage, une recherche novatrice sur »la première guerre d’Hitler6«. Weber y déconstruisait de façon convaincante l’image hagiographique d’un Hitler combattant du front en 1914–1918, soigneusement construite par la propagande nazie, montrant que les états de service du futur dictateur étaient loin d’être aussi brillants qu’il ne l’avait prétendu. Il établissait surtout de façon définitive que l’expérience des tranchées n’avait pas constitué le tournant décisif de la biographie de Hitler et le moment de son engagement puis de sa radicalisation politique.
Dater et comprendre ce basculement est en effet l’un des plus importants enjeux pour les biographes, qui ont dès lors amplement travaillé la question. Depuis le travail de Brigitte Hamann sur la jeunesse viennoise de Hitler7, un consensus s’est établi autour de l’idée que – contrairement à ce qu’il prétendit plus tard dans »Mein Kampf« – le futur chef du parti nazi demeura, avant 1914, très largement apolitique. Ce même constat vaut – comme Thomas Weber l’a donc montré – pour la période 1914–1918. Les attentions se dirigent ainsi vers les années 1918–1919.
Les recherches de Ralf Georg Reuth et surtout celles, d’une remarquable minutie, de Othmar Plöckinger, ont permis de montrer que c’est à ce moment, en réaction à la défaite, au traité de Versailles, et surtout aux évènements révolutionnaires qui se déroulèrent à Munich en 1919, que Hitler se politisa et se radicalisa très rapidement – dans un contexte où les liens très denses existant entre les autorités militaires et la droite radicale, que réunissait la même volonté contre-révolutionnaire, portaient sa trajectoire individuelle8. C’est sur ce moment – et plus largement sur la période qui s’étend jusqu’en 1926 – que se penche l’ouvrage que publie aujourd’hui Thomas Weber, qui promet de renouveler la perspective sur ce qui conduisit Hitler à basculer.
Rédigé dans un style enlevé, qui le démarque de recherches plus spécialisées et à la forme plus austères, comme celles d’Othmar Plöckinger, et le destinent sans doute à un public plus large, l’ouvrage de Weber est d’une lecture aisée. L’on y trouve certaines réflexions nuancées et pertinentes sur la période de l’après 1918 – comme lorsque Weber, rejoignant les conclusions des recherches récentes9, relativise le rôle joué par les corps francs dans la genèse du national-socialisme et souligne que ces formations étaient bien trop hétérogènes pour être assimilées d’un seul tenant à la droite radicale.
Le tableau que brosse Weber du parcours de Hitler au cours des années 1921 à 1926, qui reprend dans l’ensemble les conclusions des précédents biographes, est également intéressant. Néanmoins, l’ouvrage est, dans son ensemble, loin d’être pleinement convaincant, et ce parce qu’il échoue à convaincre sur les principaux points où il prétendait apporter de nouveaux éclairages et permettre de mieux comprendre l’entrée en politique et l’engagement radical de Hitler.
Si l’on rejoindra volontiers Thomas Weber pour affirmer que la guerre de 1914–1918 avait laissé Hitler dans l’indétermination politique et que ce sont les évènements de 1918–1919 qui conditionnèrent sa trajectoire, on ne le suivra pas en revanche dans ce qui constitue sans doute la thèse principale de son ouvrage: à savoir que Hitler aurait »retourné sa veste«, passant d’un soutien initial à la révolution – quoique dans sa variante social-démocrate plutôt que communiste – au ralliement à la droite radicale. Weber n’est pas le premier des biographes de Hitler à avancer cette hypothèse – Anton Joachimstahler ou Laurence Rees s’y sont déjà aventurés avant lui10.
Weber avance-t-il des éléments factuels nouveaux, qui rendraient la démonstration plus convaincante? Pas véritablement. La description qu’il fait d’un Hitler »rouage dans la machine du socialisme« repose essentiellement sur deux éléments: le choix du futur dictateur de rester dans l’armée au moment de la révolution d’une part; son élection comme représentant des soldats de sa compagnie d’autre part. L’argument n’est ni nouveau ni probant. Othmar Plöckinger, dont le travail minutieux fait autorité sur le sujet, en a montré les limites en resituant le parcours de Hitler dans le contexte du début 1919: les motivations des soldats pour demeurer sous les drapeaux étaient multiples, pouvant relever du simple intérêt matériel et n’impliquant pas nécessairement le moindre engagement politique, pas plus que ce n’était le cas de la position d’»homme de confiance« des soldats d’une compagnie, occupée par Hitler11.
L’attitude des troupes stationnées à Munich fut complexe et hétérogène, souvent marquée par la passivité, et le fait que Hitler ait été présent n’implique donc nullement qu’il ait soutenu la révolution. L’on comprend dès lors que Plöckinger – que Weber cite sans parvenir à le contredire de façon persuasive – ait vivement critiqué le travail de ce dernier, lui attribuant un manque de maîtrise des sources et une contextualisation insuffisante du parcours de Hitler12. À l’interprétation de Weber, l’on préférera donc la conclusion de Plöckinger, selon lequel c’est après la révolution, à l’été 1919, lorsqu’il assista à des cours de propagande politique de l’armée que Hitler se politisa, et qu’il le fit d’emblée en nationaliste radical, hostile aux évènements révolutionnaires.
Pas plus que lorsqu’il cherche à renouveler le regard porté sur l’entrée de Hitler en politique, Thomas Weber n’emporte pas réellement l’adhésion lorsqu’il tente d’éclairer sous un jour nouveau sa maturation idéologique. L’idée principale qu’avance ici Weber est que l’antisémitisme hitlérien aurait initialement été un »antisémitisme anticapitaliste«, se distinguant d’une atmosphère munichoise où c’est l’hostilité au »judéo-bolchevisme« qui aurait été dominante en 1919, et à laquelle Hitler ne se serait rallié que de façon progressive. Là encore, l’argumentation souffre d’un manque de preuves convaincantes qui inciteraient à réviser les conclusions auxquelles sont parvenus de précédents biographes.
Othmar Plöckinger – une nouvelle fois – a en effet bien montré, sur la base d’un examen comparatif de la littérature idéologique et propagandiste de l’époque plus fouillé que celui de Weber, que les deux variantes du discours antisémite, anticapitaliste et antibolchevique, se mêlaient de façon étroite dans le milieu militaire et völkisch bavarois où se mouvait Hitler, milieu dont les premières élaborations doctrinales de ce dernier, loin d’être singulières, sont des produits13. De même, Ralf Georg Reuth, dans son étude sur l’antisémitisme hitlérien, avait déjà constaté la présence simultanée des deux représentations et des deux argumentaires chez Hitler, et l’importance précoce de l’antisémitisme antibolchevique14. Weber – qui cite l’étude de Reuth comme celle de Plöckinger –, n'avance pas véritablement d'éléments nouveaux qui justifieraient de revenir sur leurs conclusions.
En définitive, l’ouvrage de Thomas Weber brosse un tableau vivant et accessible des premières années de la carrière politique de Hitler. Mais il échoue à réviser les résultats des recherches qui l’ont précédé, et à modifier en profondeur l’analyse de cette période et la compréhension des mécanismes qui expliquent le basculement de celui qui, de soldat apolitique, allait devenir le chef du parti puis du régime national-socialistes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
David Gallo, Rezension von/compte rendu de: Thomas Weber, Becoming Hitler. The Making of a Nazi, New York (Basic Books) 2017, XIV–423 p., ISBN 978-0-465-03268-6, USD 35,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48531