Le livre de Christiane Strunck, la publication de sa thèse d’habilitation soutenue en juillet 2013, est une somme de 735 pages qui pèse près de quatre kilos. Composé de trois parties principales, deux annexes de plus de 100 pages, d’un inventaire de sources, d’une bibliographie exhaustive et de deux index (personnages et lieux), l’ouvrage est aussi abondamment illustré (162 documents en couleur et 219 en noir et blanc). Ambitieux et imposant, il est la première monographie consacrée au rôle politique et au mécénat artistique de Crestienne ou Christine de Lorraine (1565–1636), fille aînée de Charles III duc de Lorraine et de Claude de France. Strunck y analyse les années toscanes de la grande duchesse, élevée en France à la cour de sa grand-mère Catherine de Médicis, allant du mariage avec Ferdinand Ier de Médicis en 1589 jusqu’à la mort de Christine à Florence en 1636.
À travers une démarche pluridisciplinaire et pluri-méthodologique, Strunck étudie l’histoire du genre et le transfert culturel trilatéral de personnes, d’objets et d’idées entre Florence, la France et la Lorraine, bousculant au passage des idées reçues: 1. La production artistique à la cour florentine vers 1600 émanerait uniquement des hommes de la famille Médicis, 2. La ville de Florence serait émettrice, jamais réceptrice, des impulsions culturelles européennes. Ce faisant, Strunck évite pourtant toute simplification anachronique et montre que c’est la répartition des tâches entre Christine et son mari, le grand-duc Ferdinand Ier de Médicis, qui permet une redéfinition de la politique du grand-duché de Toscane, par la mise en scène de leur couple comme d’un modèle chrétien et de vertu d’abord, puis par l’abandon du lien espagnol au profit d’une alliance franco-lorraine. Christine de Lorraine excelle en effet dans la coopération: d’abord avec son époux Ferdinand Ier entre 1589 et 1609, après la mort de celui-ci et en tant que régente avec son fils Côme II entre 1609 et 1621, ensuite avec la veuve de ce dernier, Marie Madeleine d’Autriche entre 1621 et 1628, et enfin avec son petit-fils, Ferdinand II, entre 1628 et 1636.
Les acteurs principaux et leurs espaces d’action occupent la première partie – historique – du livre, les parties II et III sont du domaine de l’histoire de l’art et de l’architecture, consacrées respectivement aux espaces sacral et profane.
L’exhaustivité avec laquelle l’auteur met en lumière l’interdépendance culturelle entre la France et l’Italie se montre par exemple dans la partie I, dans le passage introductif sur la »querelle des femmes« (p. 60–66), une tradition littéraire née en Italie au milieu du XIVe siècle, avec l’œuvre »De claris mulieribus« (1361–1362) de Boccace et les poèmes d’amour de Pétrarque, qui se mue ensuite en controverse européenne autour de l’égalité intellectuelle des hommes et des femmes (à savoir nobles et bourgeoises éduquées), puis de la capacité des princesses à exercer un pouvoir politique. Strunck y thématise, et développe dans la suite, les conditions historiques et politiques des transferts littéraires et artistiques entre les deux pays.
Tout au long de l’ouvrage, l’auteur met en exergue le rôle de Christine de Lorraine dans la justification de la gynécocratie, défendue en France notamment par deux reines d’origine italienne, Catherine et Marie de Médicis, mais que la grande-duchesse, elle, met au service de son duché, des hommes de la dynastie Médicis et du prestige de la famille de Lorraine.
La partie II retrace l’implantation et l’adaptation à Florence, de modèles architecturaux et d’institutions religieuses françaises. Ainsi, la chapelle des Princes de la basilique San Lorenzo de Florence est, selon la thèse de Strunck, inspirée de la rotonde des Valois à Saint-Denis; mais au lieu d’y mettre en avant sa position de régente, Christine utilise des messages subtils pour rehausser le statut de la maison de Lorraine: dès la mort de Ferdinand Ier, elle nourrit le mythe que la chapelle des Princes serait destinée à accueillir le Saint-Sépulcre, autrefois défendu par Godefroy de Bouillon son ancêtre prestigieux. La grande duchesse encourage également le culte français de saint Fiacre (p. 324–337) ou la fondation du couvent des Feuillants (p. 348–367), qu’elle emploie dans le renforcement de la cohésion en Toscane, et de sa propre légitimité.
Au centre de la partie III figurent les appartements ducaux des Palazzo Ducale (Palazzo Vecchio) et Palazzo Pitti. Dans leur disposition, Strunck reconnaît la tradition française d’accessibilité, où dans leur utilisation et décoration, l’influence politique croissante de Christine de Lorraine est reflétée. Le palais du Luxembourg, édifié sur le modèle du Palazzo Pitti par Marie de Médicis, imite à son tour les appartements multifonctionnels de Christine de Lorraine. Cette influence mutuelle est également visible dans les fresques de la Sala di Bona, commandée selon Strunck non pas par Ferdinand Ier mais par sa veuve, Christine, soucieuse de commémorer sa dynastie et sa régence.
L’auteur a travaillé sur un corpus exhaustif de sources textuelles, architecturaux et iconographiques, conservées notamment dans des musées et archives italiennes, mais aussi à Paris, Nancy et au Getty Research Institute de Los Angeles. Les annexes de l’ouvrage contiennent d’une part, des extraits de sources difficilement accessibles, de l’autre de nouvelles transcriptions des documents pour la plupart conservés dans l’Archivio di Stato di Firenze. À la recherche des influences culturelles tripartites, Strunck retrace leurs réceptions et transformations à travers les œuvres artistiques et démontre, par une étude détaillée des sources écrites, leur caractère normatif et topique.
Écrit avec verve et humour, gardant toujours une distance nécessaire avec le sujet principal de ses recherches, c’est peut-être l’abondance des notes et des citations en italien dans le texte principal, très sporadiquement traduites, qui pourraient gêner le lecteur, notamment non-italophone. Une légende erronée qui accompagne »Le Conseil des dieux pour les mariages espagnols« (p. 479), l’un des tableaux du »Cycle de la vie« de Marie de Médicis du Louvre peint par Rubens, ne saurait gâcher le sérieux du travail de l’historienne et historienne d’art qu’est Christina Strunck.
En effet, la profondeur de son analyse de l’histoire des mentalités, et l’attention qu’elle porte à chaque détail, aussi bien des sources écrites que de l’iconographie, contribuent à ce travail minutieux et convaincant de rétablissement de la régence et de la personne de Christine de Lorraine, une femme unanimement appréciée de ses contemporains pour son intelligence, sa charité, sa bienveillance, mais aussi pour sa sagesse et son talent politique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Annette Bächstädt, Rezension von/compte rendu de: Christina Strunck, Christiane von Lothringen am Hof der Medici. Geschlechterdiskurs und Kulturtransfer zwischen Florenz, Frankreich und Lothringen (1589–1636), Petersberg (Michael Imhof Verlag) 2017, 735 S., 162 Farb- und 219 s/w-Abb. (Studien zur internationalen Architektur- und Kunstgeschichte, 149), ISBN 978-3-7319-0126-6, EUR 99,00., in: Francia-Recensio 2018/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.2.48535