On a trop longtemps opposé l’image de villageois incultes, crédules et frustes, incapables d’exprimer leur colère ou leurs revendications autrement que par la violence, à celle d’élites urbaines instruites et ouvertes aux idées nouvelles. Cette manière de voir avait déjà donné lieu à de sérieuses remises en cause. Les 37es Journées de Flaran ont permis de faire le bilan de la recherche. Les contributions réunies dans le présent volume rendent justice au paysan d’Occident. Elles le reconnaissent à sa juste valeur. Depuis le Moyen Âge, paysans et artisans aisés ont des compétences techniques et professionnelles, une maîtrise de l’écrit et une culture politique. Ils ont une haute conscience de leur rôle dans la société et se proclament égaux en dignité aux clercs et aux chevaliers.

En Angleterre, la paysannerie a sa place dans les jurys et elle intervient dans les crises qui secouent le royaume. La promotion de l’anglais comme langue vernaculaire lui permet de faire entendre sa voix et la littérature lui offre une caisse de résonnance. Le poème de William Langland, »Piers Plowman« (»Pierre le Laboureur«), en est un exemple célèbre. Les fêtes paroissiales sont l’occasion de présenter des pièces ou des spectacles dans lesquels le mythique Robin des Bois incarne une forme de résistance à l’oppression, mais, à la révolte, le paysan préfère les recours légaux. Il n’hésite pas à adresser des pétitions au roi par l’intermédiaire du Parlement, et il les rédige avec l’aide de clercs ou de juristes, sinon lui-même.

En Castille aussi les paysans s’impliquent dans les conflits du royaume. Ils se rallient à la cause monarchique pour défendre leurs intérêts face à d’autres pouvoirs plus proches et considérés comme plus oppressifs, mais leur adhésion à la couronne ne les empêche pas de porter un regard critique sur le roi.

Autre exemple, plus tardif, des capacités manœuvrières de la paysannerie: en 1789, dans leurs cahiers de doléances, de riches fermiers bretons, les domaniers, se gardent bien de dénoncer l’ordre social mais avancent des propositions qui vident les droits seigneuriaux de leur substance.

Dans un registre tout à fait différent, les sagas islandaises montrent des sociétés paysannes relativement égalitaires qui cherchent à éviter la formation d’une classe de seigneurs.

D’autre part, de nouvelles approches du monde des pratiques, des rites et des réjouissances au village et dans les bourgs montrent la porosité entre les univers culturels des différents groupes sociaux. Notables et paysans partagent jusqu’à un certain point les mêmes coutumes empreintes de religiosité et de magie. Ils prennent part aux mêmes fêtes patronales ou de confréries et s’amusent des mêmes chansons profanes que le colportage ou le bouche à oreille répandent dans les campagnes. Localement, les solidarités villageoises se révèlent plus fortes que les clivages confessionnels et résistent aux pressions de la puissance souveraine et des Églises, comme en Béarn aux XVIe et XVIIe siècles.

Les idées nouvelles se diffusent sans doute dans les campagnes par imitation des élites, mais elles se répandent aussi par le biais de ceux qui sont de retour au village après avoir émigré. Ces populations mobiles ne représentent qu’une petite minorité, mais leur importance culturelle dépasse leur nombre. Dans le Pays basque, au XVIIIe siècle, ce sont des familles locales, enrichies dans le commerce colonial et le service du roi, qui créent des écoles, contribuent à l’expansion de la langue castillane et introduisent les idées des Lumières.

En revanche, des oppositions entre groupes sociaux éclatent au grand jour à propos de l’enseignement. Dans la France d’Ancien Régime, les élites villageoises qui financent l’école entendent bien participer à sa gestion, au même titre que les autorités civiles et religieuses. Elles veulent être associées au recrutement des maîtres et à la surveillance de leurs méthodes. Conscientes des enjeux de l’éducation pour l’avenir de leurs enfants, elles veillent à ce que leur progéniture apprenne à lire, écrire et chiffrer, mais l’instruction des plus pauvres et des filles leur paraît une gêne et une charge inutile.

Le débat porte en germe les grandes batailles scolaires du siècle suivant. L’économie du livre au village est encore une autre affaire. Quel manuel les villageois trouvent-ils à mettre entre les mains de leurs enfants et à quel prix? La distribution de fournitures scolaires aux écoles de campagne par des fondations pieuses contribue à ce que tous les enfants utilisent le même livre de classe conforme à la doctrine de l’Église, mais dans certaines zones rurales la multiplicité des supports de lecture se maintient jusque tard dans le XIXe siècle.

Une étude consacrée à la dénonciation des délits administratifs dans la France rurale après 1789 clôt le volume. Elle montre comment la Loi révolutionnaire ébranle les anciennes coutumes et l’ordre social, contribue à l’émergence d’une nouvelle culture politique et crée un nouvel espace communautaire, la Nation.1

1 La liste des contributions dans les »Actes« peut être consultée ici.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Willy Steurs, Rezension von/compte rendu de: Frédéric Boutoulle, Stéphane Gomis (dir.), Cultures villageoises au Moyen Âge et à l’époque moderne. Actes des XXXVIIes Journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran, 9 et 10 octobre 2015, Toulouse (Presses universitaires du Midi) 2017, 278 p. (Collection Flaran, 37), ISBN 978-2-8107-0528-3, EUR 23,00., in: Francia-Recensio 2018/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51751