La somme sur le »voyage de Barbarie« comme on a appelé en France à l’époque l’expédition du duc de Bourbon contre Mahdia (ar. al-Mahdiyya) qu’offre Urs Brachthäuser est son travail de thèse, soutenue en 2015. Il s’y livre à un exercice que l’on pourrait définir d’»histoire totale«, autour de cet événement, dont succombant à une théorie à la mode, il cherche à établir la »construction«, ce qui n’empêche pas que son travail soit très intéressant. Il suit d’ailleurs le plan classique d’une thèse. Dans l’introduction (p. 11–54), il dresse l’état de la question: la croisade à la fin du Moyen Âge, les sources archivistiques (génoises et françaises) et narratives (du XIVe au XVIe siècle), sa problématique (le concept d’»événement«, perception, structure, espace, potentiel de connaissance) et sa méthodologie.
Le premier chapitre revient sur l’événement dans les sources narratives (p. 55–94). Les sources principales sont les chroniques de Jean Froissart, Michel Pintoin (le religieux de Saint-Denis), Jean Cabaret d’Orville, Jean Juvénal des Ursins, Giovanni et Giorgio Stella, Paul Émile, Ibn Khaldûn, et la chronique des Almohades et des Hafçides, analysées selon leur auteur et leur contenu. L’auteur s’intéresse ensuite à la sémantique de l’expédition (les termes qui l’ont définie) et présente le déroulement chronologique de l’événement (l’ambassade génoise à Charles VI pour lutter contre la piraterie, l’offre génoise d’une flotte, d’archers et de fantassins, le corps expéditionnaire français sous le duc Louis II de Bourbon, le siège infructueux de deux mois (juillet–septembre 1390), suivi de la retraite.
Dans le copieux deuxième chapitre (p. 95–355), l’affaire est vue de Gênes. Elle est replacée dans le contexte de la politique génoise, celle du doge Antoniotto Adorno. Vient ensuite la mobilisation de la flotte: celle-ci se composait de 36 galères, transformées rapidement de bâtiments de marchandises en bâtiments de guerre. Il fallut recruter des membres d’équipage et des hommes d’armes, rassembler l’approvisionnement, et financer tout cela. Puis l’auteur se penche sur les relations entre Gênes et Tunis. Ces relations étaient anciennes, principalement commerciales et souffraient des attaques de pirates, contre lesquelles Gênes avait mené des expéditions depuis le XIe siècle. Au XIVe siècle, des expéditions furent lancées contre Tripoli (1355), Djerba (1388), et contre Mahdia en 1390. Cette dernière est l’objet d’une étude de détail (causes, destination, résultat), dans le cadre plus large des relations entre chrétiens et musulmans en Méditerranée. Le parcours de la flotte en Méditerranée occidentale révèle aussi d’autres intérêts en conflit: ceux de la Couronne d’Aragon contre Gênes (la Sardaigne), ceux de la France (les ambitions du duc d’Anjou dans le royaume de Naples). Malgré cela, Gênes et la France purent monter une expédition commune.
Dans le troisième chapitre, long lui aussi, le point de vue est déplacé en France, notamment pour la société noble (p. 357–558). L’auteur retrace la situation politique, les débuts du règne de Charles VI, la place de la croisade, dans son autoreprésentation. Il revient sur l’ambassade génoise au début de l’année 1390, outrepasse son sujet pour aborder le don de Gênes à la France en 1395 (fait qui aurait été mieux à sa place dans la conclusion). Charles VI, à la suite de ses aïeux Philippe VI et Jean II qui avaient prononcé le vœu de croisade désirait lui-même participer à une telle expédition, mais il y avait la guerre de Cent Ans et le Grand Schisme, aussi la direction de l’expédition, désirée par le frère du roi Louis d’Orléans, fut confiée à leur oncle, âgé de cinquante-trois ans. Celui-ci incarnait la chevalerie mais aussi la cour. L’auteur se penche alors sur la participation de la noblesse à l’entreprise, et au patronage, aux largesses et aux suites de princes. Une grande partie finale du chapitre est dédiée à une étude sur la chevalerie, la croisade et le voyage noble à la fin du XIVe siècle, à la place de la guerre dans les chroniques, à la religiosité (la dévotion à la Vierge), à la mémoire.
Dans le quatrième chapitre, on ne change pas de nouveau de point de vue (celui du Maghreb) comme on aurait pu s’y attendre, mais l’auteur présente l’image du Maghreb et des musulmans dans les sources occidentales (p. 559–717): pour le Maghreb, appellations et perception géographiques, organisation politique de l’espace, signification géostratégique de Mahdia; pour les musulmans: perception de l’islam, différentiations, l’ennemi, religion, culture et langage. Comme dans le chapitre précédent, une grande partie finale est consacrée à la question de la légitimité de la guerre contre les musulmans.
La conclusion (p. 719–731) reprend les résultats des différentes parties et se termine par le rappel de la croisade de Louis IX à Tunis. Elle est suivie d’une bibliographie très complète (p. 734–762). Un appendice donne la liste du contingent franco-anglais et des participants génois (p. 763–809) et l’ouvrage se clôt par un index (p. 811–822).
Quelques propositions d’identification dans la liste du contingent franco-anglais, en suivant l’ordre alphabétique: »Octhonne Alamano« est soit Othon Alleman, de la famille originaire du Dauphiné, soit l’Italien Ottone Allamano; »comite d’Arecour« est le comte d’Harcourt Jean VII (p. 783–784); »Areton«, lire Arenthon (en Savoie); »sire d’Aufemont« est le même que »sire d’Offemont«, c’est-à-dire Jean II de Nesle, seigneur d’Offemont et de Mello; »Aunoy«, lire Aulnoy; »Viconte d’Ausnay«: Jean II, seigneur de Chantilly, vicomte d’Aulnay-de-Saintonge; »Baleure«, lire Balleure; »Basqueville«, lire Bacqueville; »Johanne de Bauchamper«, sans doute l’Anglais John de Beauchamp; »Messire de Bellefaye« et »le seigneur de Bellefire« sont sans doute la même personne, Pierre de Besse de Bellefaye; »Monseigneur Berault« est Béraud comte dauphin d’Auvergne (p. 766) et »le conte Daulphin (d’Auvergne)« (p. 777); »Fulcone Blanchus« sans doute à lire comme Folco Bianco; »Messire de Blot«: Jean II de Chauvigny, baron de Blot; »Guidone de Borbonio«: Guy de Bourbon; »Geoffroy de la Celle Guenon«, lire de La Celle-Guénand (comme en note); »Taupin de Chantemelle«: Taupin de Chantemerle est mort lors d’une ambassade en Allemagne en 1400 (Chronique du religieux de Saint-Denys, lib. XXI, cap. IV, t. II, p. 764–765); »Philiberto de Degoniae« est Philibert de Digoine, seigneur de Demain; Janico Dartasso, qui ne se retrouve pas sous »Jeannicot«, mais – erronément – sous »Jeannicot d’Ortenye«, est un aventurier navarrais bien connu, mort en 1426 (cf. sa notice par Simon Walker dans l’»Oxford Dictionary of National Biography«, 2004, en ligne); »Escaufours«, lire Escaufourt; »Esconflans«, lire Ecoufflans; »Sire de Fresville«, soit Guillaume, soit son fils Robert de Fréville; »Ludovico de Giac«, lire Louis de Giac, mort à Nicopolis; »Tachon de Gléné«, plus exactement Petit Tachon de Gléné; il n’y a aucune raison de lier »Gournay« à »Guéret«; »Guillaume d’Harville«, lire Guillaume de Harville (en Beauce), dit Testine, mort à Azincourt; »De Lostonoys« est Louis Aycelin de Montaigut (p. 789), dit de Listenois à la suite de la croisade de Barbarie; »Guillaume Martel« (p. 788) est le même que »Guillaume Martel de Basqueville« (Bacqueville); le »seigneur de Matefelon« était Henri de Matafelon; »Mauni«, lire Mauny; le »sire de Nègrepelisse« était Arnaud (Duèze) de Carmaing (Caraman); »Stephano de Norry«, lire Étienne de Norry (ou Nourry); en ce qui concerne les Poitiers, Louis fut seigneur de Saint-Vallier (en Dauphiné) et son frère Philippe seigneur d’Arcis-sur-Aube (en Champagne); le »sire de Rieux« était Jean II de Rieux, maréchal de France en 1397, et est le même que le »seigneur de Rous/Reus« (p. 796); le »sire de la Rocheguion« était Guy V de La Roche-Guyon; le »vicomte de Rosas« ne pourrait-il pas avoir été le vicomte d’Uzès (p. 802–803)?; »Gauterio de Rupe« lire Gautier de La Roche, peut-être le seigneur de Ceyreste, viguier de Marseille; le »sire de Saincte-Porgue« était Guillaume du Verney d’Augerolles, seigneur de Saint-Polgues; le »sire de Saint-Priest« était soit Gillet Richard soit son fils Guillaume Richard; le renvoi de »Graf von Saint-Pol« à »Graf von Sampolo« aurait dû être fait en sens inverse; pour »Sarrebière«, Froissart donne aussi Sarrabières, Salabière, Sarembière, on trouve encore Salebrieres; »Siffrevast« (que je n’avais pas déchiffré) est en fait à lire Chiffrevast (en Normandie); »Guillaume de Stapella« était Guillaume de Staple (Stapel en néerlandais); »Roberto de Treczeques«, lire Robert de Tresques (?).
Urs Brachthäuser, en nous faisant redécouvrir une expédition finalement assez mal connue, offre un ouvrage riche, foisonnant, éclairant les divers aspects, à la fin du XIVe siècle, de la lutte entre chrétiens et musulmans en Méditerranée occidentale, de la croisade, de la diplomatie, du commerce, de la représentation de l’adversaire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Urs Brachthäuser, Der Kreuzzug gegen Mahdiya 1390. Konstruktionen eines Ereignisses im spätmittelalterlichen Mediterraneum, Paderborn (Wilhelm Fink Verlag) 2017, 822 S. (Mittelmeerstudien, 14), ISBN 978-3-7705-6104-9, EUR 99,00., in: Francia-Recensio 2018/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51752