L’édition scientifique accompagnée d’une traduction allemande du »Liber de perfidia Iudaeorum« d’Amolon de Lyon (841–852) par Cornelia Herbers-Rauhut vient enfin compléter l’un des plus beaux corpus de sources du IXe siècle, celui de la polémique antijuive lyonnaise mue par l’archevêque Agobard dans les années 820 (lettres 6, 10, 11, 12 et 14 de l’édition Van Acker [Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis, 52]), à laquelle contribue également Florus de Lyon (voir à ce sujet l’introduction p. L–LIII). Cette polémique visait d’abord à obtenir de Louis le Pieux la remise en vigueur de la législation impériale romaine et de la législation canonique mérovingienne, relatives à la séparation entre communautés chrétienne et juive et aux mesures de discrimination sociale et politique visant cette dernière dans un État désormais chrétien. Le »Liber« d’Amolon, composé entre le second semestre 845 et février 846 (p. CXVII–CXX), dont des pans entiers sont repris au c. 73 du concile de Meaux-Paris (juin 845–février 846), en est le chant du cygne, puisque Louis le Pieux et Charles le Chauve opposent l’un comme l’autre aux requêtes antijuives une fin de non-recevoir brutale: le premier finit par traîner les clercs lyonnais devant le tribunal des missi impériaux en 826–828, le second refuse de promulguer la majorité des canons de Meaux-Paris à la diète d’Épernay en 846.

Cette nouvelle édition, fruit d’un long travail (p. V–VI), permet des avancées scientifiques considérables. Les travaux de Célestin Charlier et Klaus Zechiel-Eckes avaient fait prendre une nouvelle épaisseur historique à l’obscur diacre Florus de Lyon, auquel, en définitive, la plupart des œuvres produites à Lyon au IXe siècle doivent être attribuées et dont la méthode de travail a laissé dans les manuscrits lyonnais des traces caractéristiques. On suspectait qu’il ait prêté sa plume au »Liber« d’Amolon (p. XXXVIII). Cornelia Herbers-Rauhut, à partir d’arguments codicologiques, montre qu’il n’en est rien: les manuscrits-sources probables du traité ne contiennent aucune des notes marginales et autres signes critiques habituels de Florus (p. XLIX–L).

La paternité de l’œuvre ne semble plus menacée. Cela n’a pas empêché Amolon, bien sûr, de puiser plusieurs de ses citations dans les œuvres d’Agobard et de Florus (p. L–LIII). Sans doute aurait-il été utile que ces emprunts et/ou parallèles, discutés dans l’introduction, soient inventoriés dans un tableau plus précis que l’index p. 133. Certes, le lecteur peut facilement se constituer son propre inventaire en passant au peigne fin les notes des pages auxquelles renvoie l’index. Mais seul le début des emprunts est indiqué (et ni leur fin ni les numéros de lignes correspondants), ce qui laisse dans l’incertitude quant à leurs dimensions exactes. On doit supposer qu’un emprunt s’arrête quand le suivant commence: malheureusement, rien n’est moins exact, car les sources tardo-antiques et mérovingiennes sont souvent parvenues à Amolon par l’intermédiaire d’Agobard. Par exemple, le c. LVII tout entier, p. 118–120, est un emprunt à Agobard, »De iudaicis superstitionibus«, c. 6. L’édition du »Liber« fait seulement référence aux trois premières lignes de l’emprunt (note 428), c’est-à-dire les quelques mots par lesquels Agobard introduit ses citations du concile de Mâcon. Mais bien que toutes les citations qui suivent soient reprises d’Agobard, l’édition fait seulement référence à la source d’Agobard, le concile de Mâcon.

La tradition manuscrite mérite un commentaire. Le »Liber« d’Amolon est connu par deux manuscrits des IXe et Xe siècles: Montpellier, BIU H 237 (M) et Padoue, BA, 73 Scaff. IV (P). C’est tout le mérite de Cornelia Herbers-Rauhut d’avoir édité et comparé les notes marginales qui figurent dans les deux manuscrits; elles sont pour une bonne partie identiques (p. XXIII–XXXVII). Sur ces prémisses, l’éditrice estime que M doit être l’antigraphe (avec un, voire plusieurs intermédiaires) de P qui reproduit les notes de M ou les incorpore au texte par erreur. Les variantes textuelles du »Liber«, selon elle, ne permettent pas à elles seules de préciser le lien de parenté entre M et P; aussi doit-on se fier aux notes. On se contentera de poser la question suivante: n’est-il pas possible que les deux témoins ne soient pas directement dépendants l’un de l’autre (P de M), mais descendent d’un modèle commun (perdu) dans lequel figuraient déjà ces notes? Il arrive que de tels corpus de notes se transmettent de manuscrit en manuscrit. Cela expliquerait pourquoi la note »Pensandum«, etc. (p. XXXV, renvoyant à la p. 94, l. 31) est plus complète dans P que dans son antigraphe supposé M, ou pourquoi M offre ailleurs une moins bonne leçon que son apographe supposé P (dicatur meilleur qu’aliorum, ibid., renvoyant à la p. 104, l. 3).

Comme les lettres d’Agobard, le traité d’Amolon regorge d’informations sur le judaïsme du haut Moyen Âge, tant il est vrai qu’il y est fait référence à des traditions juives sur le Christ que l’on retrouve, des siècles plus tard, dans le »Toledot Yeschu«, tous renseignements qu’Amolon a pu obtenir de juifs convertis (p. LXXXIX–CIII). Cornelia Herbers-Rauhut montre que cette polémique avait des motifs d’abord religieux et que la question des biens d’églises, discutée à Meaux-Paris dans le contexte immédiat de la rédaction du »Liber«, en a tout au plus été une cause périphérique (p. CXXVIII–CXXII).

Elle rejette ainsi la thèse fort connue de l’instrumentalisation politique de la polémique antijuive défendue par Johannes Heil en 1998, à l’instar d’autres travaux non cités1. On regrettera que la mise en perspective historique se fasse à l’aide de références vieillies, notamment les travaux d’Egon Boshof sur le »parti de l’unité impériale«, notion jadis répandue, mais remise en cause par Steffen Patzold2 et unanimement abandonnée depuis.

Une fois la part faite des caveat que cette recension a la tâche ingrate de soumettre au public, tout haut-médiéviste devra se féliciter de cette publication qui non seulement offre (enfin) une édition scientifique d’un monument incontournable des polémiques antijuives carolingiennes, mais en plus rend celui-ci accessible au plus grand nombre (en particulier à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’antijudaïsme sans faire partie du cercle des latinistes) à travers une traduction allemande de bonne facture.

2 Steffen Patzold, Eine »loyale Palastrebellion« der »Reichseinheitspartei«? Zur »Divisio imperii« von 817 und zu den Ursachen des Aufstands gegen Ludwig den Frommen im Jahre 830, dans: Frühmittelalterliche Studien 40 (2006), S. 43–77.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Warren Pezé, Rezension von/compte rendu de: Amolo von Lyon. Liber de perfidia Iudaeorum. Herausgegeben und übersetzt von Cornelia Herbers-Rauhut, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2017, CLXIII–142 S. (Monumenta Germaniae Historica. Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters, 29), ISBN 978-3-447-10752-5, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2018/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51762