L’historiographie traditionnelle a longtemps négligé l’étude de la croisade, après la chute d’Acre en 1291. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Fort d’études qui font date, Norman Housley a réuni en un colloque une douzaine d’historiens à Londres en septembre 2014, dont les communications font l’objet du présent volume.

L’éditeur l’a organisé en quatre parties, précédées par sa propre introduction et suivies par une conclusion due à Alan Murray: conquérants et conquis d’abord, la réponse croisée face aux conquêtes ottomanes, les interactions diplomatiques et culturelles, les zones frontières enfin (Balkans et Adriatique). Par contraste avec la passivité du XIVe siècle qui, à l’exception notable de la croisade de Smyrne (1344), n’a élaboré que des plans irréalistes pour la reconquête de Jérusalem, les textes ici présentés décrivent le déploiement de la croisade au XVe siècle comme un moyen d’unifier la chrétienté sous l’égide de la papauté et d’écarter la menace ottomane.

La prise de Constantinople par les Ottomans représente une date pivot dans l’histoire de la croisade. Elle est pour les Turcs, comme le démontre Nikolay Antonov, le début d’une réflexion sur leur passé et sur leur destin. Leurs chroniqueurs les font apparaître de plus en plus comme les vrais défenseurs de l’islam, à la fois contre un Occident agressif, dont le chef serait le pape, et contre d’autres puissances musulmanes, dont la chrétienté rechercherait l’alliance. En ce sens, le mouvement des croisades aurait joué un rôle majeur dans l’avènement d’un État ottoman centralisé et leader du monde islamique.

Jonathan Harris s’intéresse à quelques réfugiés grecs en Occident, en particulier à Nicolas Agallon, dont les voyages de Venise en Autriche, puis aux cours de France et d’Angleterre, cherchaient à stimuler le zèle de l’empereur Frédéric III, du roi de France Charles VII et du roi d’Angleterre Henri VI pour la croisade: en vain. Bessarion, quant à lui, tentait d’unifier les Églises, préalable indispensable à une expédition contre les Turcs.

L’action de Sigismond de Luxembourg, roi de Hongrie puis empereur, fut prépondérante à la fois contre les Hussites et contre les Turcs. Durant son long règne, il déploya une énergie infatigable pour dénoncer le péril ottoman, promouvoir la croisade à l’aide de l’institution de son ordre du Dragon, et faire considérer la Hongrie comme le bouclier de la chrétienté. Les succès ne furent pas à la hauteur de ses ambitions, comme le montre Marc Whelan.

Autre acteur de premier plan: Alphonse le Magnanime, auquel on a souvent dénié toute intention religieuse, sa politique n’ayant comme seul but que la primauté de ses intérêts politiques et économiques en Terre sainte, en Grèce et dans les Balkans. Mark Aloisio nuance cette perspective en rappelant qu’Alphonse est l’auteur d’un mémoire adressé à Nicolas V pour la protection de la Hongrie et le soutien à Scanderbeg, qu’il a pris la croix à Naples en novembre 1455 et qu’il a été célébré par de nombreux humanistes comme le futur chef de la croisade, afin de le pousser à l’action. Ce fut sans résultat.

Dans la promotion de la croisade, des envoyés de la papauté ont joué un rôle déterminant, les légats, actifs à la fois contre les Hussites et contre les Turcs. Dans le premier cas, ils sont des organisateurs de la croisade, des collecteurs de fonds et des représentants de la politique pontificale, alors que dans le second ils sont plutôt des observateurs et des informateurs de la curie. Antonin Kalous examine avec détail le parcours de quelques-uns de ces légats.

Anti Selart nous transporte dans les régions nordiques, marquées par les guerres menées par l’ordre Teutonique d’abord contre les païens, puis, après la christianisation de la Lithuanie et l’union dynastique du grand-duché avec la Pologne, qui retire toute raison d’être aux guerres menées par l’ordre, la branche livonienne des teutoniques fait de la Russie le principal ennemi, après avoir rêvé d’en faire un allié contre les Ottomans.

Tamerlan a été considéré comme un épouvantail par les puissances chrétiennes. Michele Bernardini nous rappelle l’histoire de ses relations avec les Francs. Elles commencent par le saccage de Tana, colonie vénitienne et génoise aux bouches du Don. Elles se poursuivent par les tractations diplomatiques de Boucicaut avec le Timuride qui, après sa victoire d’Ankara sur Bayezid, exige le paiement d’un tribut par le comptoir génois de Phocée, et s’achèvent par l’ambassade, sans lendemain, du Castillan Clavijo à Samarcande.

Contre les Ottomans, Venise a cherché en plusieurs occasions l’alliance d’Uzun Hasan Aq Qoyunlu, qui avait constitué un véritable empire gouverné par des Turkmènes et menaçant à la fois Ottomans et Mamlûks. L’alliance est conclue en 1464, mais Mehmed II bat les Ottomans, au moment où Venise envoyait une escadre ravager les côtes d’Asie Mineure et de Cilicie. Giorgio Rota rappelle que Shah Esmail Ier, petit-fils d’Uzun, renoua des relations avec Venise, mais elles furent contrariées par les mamelouks.

Venise serait-elle la seule puissance chrétienne à s’intéresser à la croisade anti-ottomane? Steven Epstein étudie le cas de Gênes qu’il juge, de manière quelque peu hâtive, en déclin au XVe siècle et incapable de participer aux opérations contre les Turcs. Il rappelle toutefois que le cardinal Paolo Fregoso a commandé l’armada qui reprend Otrante aux Turcs et que Christophe Colomb, dans le »Livre des prophéties«, apparaît comme le dernier des croisés, dont les conquêtes devaient être un préambule à la reprise de Jérusalem.

Dans la lutte contre les Turcs, la Bosnie occupe une position stratégique essentielle: »porte de la chrétienté«, elle subit les premières incursions turques en 1386. Son roi fait appel à l’Occident, mais disparaît en 1463 lors de l’occupation du territoire par les Ottomans. Ceux-ci l’utilisent pour aller ravager les villes côtières dalmates et en font, selon Emir O. Filipovic, un bastion fortifié de leur puissance dans les Balkans.

Oliver Jens Schmitt s’intéresse à la situation de l’Adriatique orientale au XVe siècle, à la lutte de Scanderbeg, de la dynastie princière des Brankovic et du prince d’Herzégovine, soutenus par Naples. Mais l’hostilité entre Venise et Naples empêche toute coalition chrétienne stable dans les Balkans, dont l’instabilité politique et la faiblesse démographique expliquent le succès des conquêtes ottomanes entre 1463 et 1467.

Le sort des principautés roumaines, Moldavie et Valachie, est enfin étudié par Sergiu Iosipescu, qui met en valeur la politique de Mircea l’Ancien, allié de Sigismond, de Dan II de Valachie et enfin de Vlad l’Empaleur (Dracula) qui, entre 1369 et 1486 ont eu à subir sept invasions des principautés roumaines, conduites personnellement par les sultans. Nul doute que les peintures des monastères proches de Suceava, représentant la prise de Constantinople, ne soient l’image locale des assauts répétés des Ottomans jusqu’à la paix conclue en 1486.

Alan Murray tire avec beaucoup de clarté les conclusions de ces études, en soulignant la vigueur de la croisade au XVe siècle, son organisation par la papauté à laquelle recourent même les puissances non-catholiques, et la supériorité matérielle et organisationnelle des Ottomans qui acquièrent une légitimité en tant que défenseurs uniques de l’islam. Peu de situations régionales ont été négligées dans ce panorama de la croisade, sauf peut-être le rôle des Bulgares. On pourrait espérer qu’à l’avenir soit approfondie la résonnance dans la littérature et dans l’art de la prise de Constantinople, qui représente, à n’en pas douter, la date pivot dans l’étude de la croisade au XVe siècle.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Norman Housley (ed.), The Crusade in the Fifteenth Century. Converging and Competing Cultures, London, New York (Routledge) 2017, XVIII–219 p., 5 maps, 2 tabl., 3 fig. (Crusades – Subsidia, 8), ISBN 978-0-8153-6682-9, GBP 34,95., in: Francia-Recensio 2018/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51764