Ce bel ouvrage offre une solide synthèse sur l’abbaye de Lérins, dont la connaissance a été profondément renouvelée depuis une quinzaine d’années par les recherches menées par les archéologues et historiens médiévistes du CEPAM de l’Université de Nice-Sophia-Antipolis. Œuvre collective de onze chercheurs, ce livre s’appuie sur une série d’études récentes, en particulier développées dans le cadre du grand colloque sur le monachisme lérinien édité à Nice en 2009, afin de présenter, du Ve au XXe siècle, les multiples facettes d’un établissement dont l’histoire a été marquée par d’importantes ruptures et une forte discontinuité.
Le livre s’ouvre sur la riche histoire tardo-antique de cet établissement, qui constitua l’un des principaux foyers du monachisme occidental. La naissance de Lérins est l’occasion pour Michel Lauwers d’analyser la genèse de cette »île-monastère«, tandis que Yann Codou présente les résultats des fouilles qu’il a menées depuis 15 ans sur le site de la chapelle Saint-Sauveur à Saint-Honorat, la plus petite des deux îles de Lérins où les moines s’étaient installés autour de 410. Ce travail archéologique a en particulier permis de mettre au jour, sous l’actuelle chapelle, les restes d’une cellule du Ve siècle sur la base de laquelle s’est développé, autour de 500, un oratoire autour d’une tombe privilégiée. Ce travail archéologique, encore largement en cours, apporte ainsi de nouvelles pièces au dossier de la genèse du cénobitisme et du culte des reliques dans les premiers monastères occidentaux.
Après le temps des grands textes de l’Antiquité tardive, d’Eucher à Dynamius, en passant par Hilaire, Fauste ou Césaire, s’ouvre pour Lérins une période de grandes difficultés, provoquées par la domination des Arabes sur la Méditerranée, ce qui laisse l’abbaye singulièrement exposée. Dans la première moitié du VIIIe siècle, le site fut abandonné par les moines au profit d’un établissement sarrasin, comme l’attestent les récentes données archéologiques. Si la période carolingienne permit un repeuplement monastique, Lérins resta un poste avancé de la chrétienté, sans doute touché par la crise adoptianiste, qui fut de nouveau abandonné à la fin du IXe siècle en raison des nouvelles invasions sarrasines.
Lérins ne se releva que dans le contexte de la reconquête chrétienne qui caractérisa la fin du Xe siècle. L’abbaye fit alors l’objet d’une nouvelle restauration, d’abord sous la forme d’une dépendance de Marmoutiers, abritée sur le littoral autour du site d’Arluc, puis dans le cadre d’un repeuplement de son site originel, effectué sous l’autorité de Cluny. Elle connut alors une grande période d’essor, marquée par la production d’un grand cartulaire, dont la réalisation au XIIe siècle témoignait de la vitalité que connaissait alors le monachisme lérinien. Désormais organisés en une congrégation indépendante solidement implantée en Provence et dans une moindre mesure en Ligurie, les moines de Lérins disposaient d’un important patrimoine et d’un réseau d’une trentaine de prieurés. La puissance seigneuriale de l’abbaye s’affirma à travers son cadre monumental, avec la construction au XIe siècle d’un ensemble abbatial à églises doubles, ainsi que l’édification d’une tour, première étape de la construction du monastère fortifié qui polarisa la vie monastique à la fin du Moyen Âge et fit de l’abbaye le symbole d’une chrétienté dressée devant le péril barbaresque.
Comme dans beaucoup d’abbayes bénédictines, la Renaissance fut marquée par l’introduction en 1463 de la commende, mais aussi par un mouvement de réforme qui amena l’abbaye à entrer, en 1515, dans la congrégation italienne de Sainte-Justine de Padoue. Cette volonté réformatrice se traduisit par un renouveau de sa vie intellectuelle, qui se concrétisa au XVIIe siècle par la naissance d’une historiographie lérinienne, dont le moine Vincent Barralis constitua la tête de proue. L’entrée en 1740, à la demande de la royauté française, de l’abbaye dans la congrégation de Cluny accompagna un net mouvement de repli, qui précéda un nouvel abandon monastique de l’île lors de la Révolution française. Vendue comme bien national, l’abbaye resta abandonnée pendant plus d’un demi-siècle, avant de faire l’objet d’un nouveau repeuplement monastique au 1869, au profit d’une communauté cistercienne, encore aujourd’hui installée sur le site de l’île Saint-Honorat.
Cette histoire faite de ruptures est abordée dans l’ouvrage au moyen d’un plan tout en discontinuité, qui unifie le propos en s’interrogeant sur les modalités de la sacralisation de cet établissement. Celle-ci ressortit tout d’abord de sa spécificité insulaire, qui amena les Lériniens à affirmer l’élection particulière de leur île, mais aussi à en sacraliser l’espace, en l’organisant autour de sept lieux de culte. Elle amena les différentes communautés qui firent l’histoire de Lérins à développer aussi une active politique des reliques, qui permit en particulier à l’abbaye de récupérer au XIVe siècle les reliques de son fondateur Honorat, dont elle avait été originellement privée. L’abbaye put ainsi se doter d’un passé reconstitué, par la force d’un travail hagiographique et liturgique, qui permit de faire de cette île un lieu de pèlerinage mais aussi de sépultures.
Très richement illustré, cet ouvrage offre donc une belle introduction à l’histoire de Lérins et à la richesse et la diversité de ses sources. Par son intermédiaire, le lecteur peut s’introduire dans une histoire en construction, qui a beaucoup avancé ces dernières années tout en restant aujourd’hui encore un champ de recherche actif, tant d’un point de vue archéologique qu’historique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Laurent Ripart, Rezension von/compte rendu de: Anne Joly, Yves Kinossian et Michel Lauwers (dir.), Entre ciel, mer et terres. L’île monastique de Lérins (Ve–XXe siècle). Ouvrage réalisé par l’équipe des médiévistes du CEPAM (Université Nice-Sophia-Antipolis/CNRS) et les Archives départementales des Alpes-Maritimes, Gand (Snoeck) 2017, 272 p., ISBN 978-94-6161-433-9, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2018/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51766