L’histoire de l’Aquitaine sous domination anglaise a fait l’objet de nombreuses et remarquables études, mais le Gascon Rolls Project (1317–1468) (http://www.gasconrolls.org) mis en place en 2009 sous les auspices d’une équipe franco-britannique a permis de relancer encore l’intérêt pour ce domaine richement documenté notamment grâce aux fonds d’archives anglais. En septembre 2011, un colloque intitulé »Anglo-Gascon Aquitaine: problems and perspectives«, tenu à l’université d’Oxford, a fait le point sur les avancées de la recherche et ce sont les communications issues de cette rencontre, dues à des chercheurs britanniques, français et espagnol, qui ont été publiées, en anglais, dans ce volume.
L’introduction à l’ouvrage due à Guilhem Pépin permet de connaître la genèse du projet d’édition des rôles gascons, et, au-delà, de saisir les grandes orientations de la recherche sur »l’Aquitaine anglo-gasconne«. En annexe de l’ouvrage, une liste des sources éditées et une bibliographie exhaustive fournissent un outil particulièrement bien venu pour tous ceux qui s’intéressent à l’Aquitaine à la fin du Moyen Âge. Mise à part l’étude de Frédéric Boutoulle sur les communautés rurales face à l’administration ducale dans la première partie du XIIIe siècle, toutes les contributions portent en effet sur »l’Aquitaine anglo-gasconne« aux XIVe et XVe siècles, et l’on pourrait souhaiter que cet ouvrage collectif trouve des prolongements dans une initiative plus large sur l’histoire de l’Aquitaine du XIIe au XVe siècle, afin de mieux saisir les évolutions de cette entité – Aquitaine, Gascogne, Guyenne, »Aquitaine anglo-gasconne« – dont les limites fluctuèrent au gré des circonstances politiques et militaires.
Les rôles gascons sont des enrôlements de lettres royales, dus aux clercs de la chancellerie anglaise et aujourd’hui conservés aux National Archives à Kew sous la cote C 61. Ce processus d’enregistrement prit place à partir de 1273, les premiers »rôles gascons« publiés dans leur intégralité par Francisque-Michel puis Charles Bémont étant en réalité, pour la période du règne d’Henri III, des compilations de lettres closes et patentes produites par la chancellerie alors que le roi-duc séjournait en Aquitaine.
À partir du règne d’Édouard Ier, les rôles gascons concernent exclusivement les affaires du duché: le travail d’édition de Charles Bémont, continué par Yves Renouard, mit ces documents à la disposition du public pour la période antérieure à 1317, et c’est cette entreprise éditoriale que le Gascon Rolls Project a repris, sous la forme de résumés en anglais, les outils numériques permettant aussi l’accès à des images des documents originaux. Après la destruction de nombreuses archives en Aquitaine, les rôles gascons représentent un apport d’une richesse exceptionnelle pour l’histoire de cette région.
Françoise Lainé souligne toutefois, pour le début des années 1360, le hiatus qui existe entre les documents originaux (en l’occurrence le journal de John Chandos, nommé lieutenant d’Édouard III, pour 1361) et les enrôlements, et démontre que le processus d’enregistrement correspond à des motivations et à des logiques politiques: l’enrôlement des transferts d’allégeances dans les rôles gascons pour cette période, à la suite du traité de Brétigny-Calais, était en effet uniquement destiné à défendre les droits du roi-duc, et seuls les documents exceptionnels furent repris dans les rôles gascons, des registres séparés – aujourd’hui disparus – ayant été compilés pour préserver l’intégralité des transferts d’allégeance.
Les prestations de serments et les transferts d’allégeances constituent bien une dimension essentielle de l’histoire de cette terre disputée: Guilhem Pépin pour sa part reconstitue les modalités concrètes de ces rituels d’allégeance à partir du document conservé à Kew sous la cote C47/26/17, lequel enregistre le circuit de Ralph Basset de Drayton pour la prestation de serments réciproques en 1323, après sa nomination comme sénéchal de Gascogne. L’étude déborde toutefois ce cadre précis pour s’intéresser aux serments réciproques entre les populations d’Aquitaine et leur duc ou ses représentants pour l’ensemble de la période couverte par les rôles gascons: garantie précieuse pour les sujets du roi-duc, ces serments étaient souvent prêtés sous un arbre, comme à Labourd, Dax ou Bayonne, un rituel qui suggère l’ancienneté de telles pratiques, et qu’on retrouve dans le nord de la péninsule Ibérique, notamment à Guernica.
Les liens avec les royaumes ibériques font l’objet dans le volume d’une contribution spécifique, par Covadonga Valdaliso, qui montre comment les événements de la guerre franco-anglaise se superposent à ceux de la guerre civile castillane (1366–1371) dans la chronique de Pedro López de Ayala et de quelle manière l’auteur rapporte l’itinéraire en Aquitaine de Pedro Ier de Castille afin de solliciter l’aide anglaise contre son demi-frère.
En l’absence du roi-duc, à partir du début du XIVe siècle, et ce jusqu’à la fin de la période, le principal point de contact entre la couronne et les populations fut ses représentants dans le duché – lieutenant et sénéchaux – et les officiers locaux. Le recrutement des officiers, sur place ou en Angleterre, les plaintes des populations à leur encontre notamment en ce qui concernait les abus de pouvoir et les levées illégales de taxes sont les thèmes retenus par plusieurs contributions. Le nombre croissant d’officiers dans le duché à partir des premières décennies du XIIIe siècle conduisit par exemple à évincer les élites locales (probi homines) d’un certain nombre de fonctions dans le domaine fiscal ou militaire. C’est ce que montre Frédéric Boutoulle en prenant pour cadre de son étude le cas particulier des élites rurales, qui durent faire face à un nombre multiplié de prévôts ducaux. Le cas des coutumes d’Entre-deux-Mers qui furent confirmées en 1237 à la suite des plaintes des habitants contre les officiers ducaux suggère malgré tout que les élites locales surent réagir à cette situation en exigeant la confirmation de leurs droits.
La belle contribution de Nicolas Savy souligne le désir de paix des habitants du Quercy, prêts à passer d’une domination à l’autre dans les années 1360 pour obtenir une aide contre les routiers: dans un premier temps, ils appliquèrent volontiers les dispositions du traité de Brétigny, et quittèrent l’allégeance des Valois incapables d’assurer leur défense. Mais la domination anglaise ne s’avéra pas plus satisfaisante, et dans le contexte de la reconquête sous l’égide de Charles V, ils repassèrent du côté des Valois. Cette fois le gouvernement français semble avoir compris les leçons du début de la décennie et prit la décision de renforcer l’administration locale, acceptant aussi le principe d’une sénéchaussée séparée pour le Quercy que réclamaient les populations depuis longtemps. Les seigneurs locaux ne semblent pas avoir été plus capables de faire face à l’insécurité créée par la présence chronique des mercenaires dans la région: cette question fait l’objet de la contribution de Guilhem Ferrand sur Jean II comte d’Armagnac, qui fut accusé de mener une politique ambiguë à l’égard des compagnies, recourant à leurs services quand besoin était, les payant pour les neutraliser, parfois pour des sommes substantielles.
Toutefois, la guerre ne signifiait pas nécessairement la fin des profits pour ceux qui étaient capables de tirer parti de la situation: comme le montre Robert Blackmore, les établissements ecclésiastiques ou les seigneurs laïques bien placés pendant les années 1368 à 1381 pour bénéficier de la protection armée offerte par des garnisons, ou proches des lieux du commerce maritime, ou encore à même de reconstruire leurs exploitations après les destructions, purent continuer à exporter à des prix élevés les produits de leurs vignes, même dans les circonstances les plus difficiles.
En réalité, dans le contexte de conflits récurrents, seule une présence armée pouvait garantir la sécurité du duché, assurée essentiellement par une petite armée permanente autour du lieutenant ou du sénéchal et par des garnisons. En Angleterre, malgré tout, on considérait que cet effort de guerre devait être à la charge des sujets du duc, et on rechignait à servir en personne dans un duché lointain comme à y financer des expéditions. Andy King se penche sur la question du recrutement des combattants anglais pour l’Aquitaine entre 1369 et 1460. Il démontre de manière éclatante que le roi-duc investit peu dans ses armées en Aquitaine pendant toute la période, préférant agir directement sur d’autres théâtres d’opération.
Édouard Ier fut le dernier roi-duc à intervenir directement en Aquitaine, et le petit nombre de combattants envoyés depuis l’Angleterre vers l’Aquitaine explique que le service dans le duché n’ait pas fait partie de l’expérience »standard« des combattants anglais et qu’on observe dans le duché une nette tendance à la professionnalisation des combattants, annonçant à certains égards la situation dans la Normandie occupée par les Lancastre.
Pour faire face à ces difficultés, le gouvernement royal anglais fit feu de tout bois pour augmenter le nombre de combattants en Aquitaine, par exemple en proposant des pardons en échange d’un service militaire. Simon J. Harris s’attache plus particulièrement au recours aux pardons en échange du service militaire en Aquitaine vers la fin du règne d’Édouard II, dans le contexte de la »guerre de Saint-Sardos«. Il estime que la majorité des 244 individus qui se présentèrent pour obtenir ces pardons entre le 17 janvier et le 17 mai 1325 étaient issus de catégories modestes, incapables de financer le recours au pardon royal en dehors de cette procédure exceptionnelle. Seuls 67,62% de ce groupe partirent effectivement en Aquitaine, dans le cadre d’un service d’infanterie, pour des gages très bas. Rapidement, beaucoup d’entre eux quittèrent les rangs de l’armée, pour des raisons diverses, et l’opération ne semble pas avoir été particulièrement profitable pour le gouvernement, qui n’abandonna pas le système des pardons contre service militaire, mais en modifia profondément les modalités par la suite.
On est frappé de constater que le gouvernement des Valois choisit aussi des solutions inattendues pour faire face aux besoins en hommes dans la région. Dans le sud de l’Aquitaine à la fin du règne de Charles VII, ce furent essentiellement les contingents écossais qui furent actifs dans cette région: impopulaires auprès des populations locales, ils payèrent cher également l’accession sur le trône de France de Louis XI, qui ne leur avait pas pardonné leur rôle au cours de la Praguerie. La remarquable étude de Pierre Prétou, qui clôt l’ouvrage, analyse l’action des troupes écossaises dans les Landes – l’auteur suggère même de parler d’une »Guyenne écossaise« pour la période 1444 à 1461 – et propose de voir dans la célèbre »Adoration des mages« de Jean Fouquet une représentation du rôle des Écossais dans l’assujettissement de cette région: la forteresse qui figure en arrière-plan dans le tableau serait peut-être Bayonne.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Frédérique Lachaud, Rezension von/compte rendu de: Guilhem Pépin (ed.), Anglo-Gascon Aquitaine. Problems and Perspectives, Woodbridge, Suffolk (The Boydell Press) 2017, VIII–206 p., 2 fig., 4 maps, 16 tabl., ISBN 978-1-78327-197-9, GBP 60,00., in: Francia-Recensio 2018/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51774