En parallèle au solide et important travail de recherche qu’il mène depuis près de dix ans sur l’histoire et la théorie politique du libéralisme allemand (et qui vient d’aboutir à la publication de sa thèse d’habilitation parue chez Suhrkamp1), Jens Hacke propose ici une anthologie des principaux textes politiques d’un auteur largement oublié, mais pourtant acteur crucial du libéralisme allemand de l’entre-deux-guerres: Moritz Julius Bonn.
Comme le relève Hacke dans l’excellente introduction à l’ouvrage (qui représente véritablement une introduction à l’œuvre toute entière de l’auteur), Moritz Julius Bonn fut un des intellectuels et des libéraux les plus éminents de son époque: admiré par Max Weber et Thomas Mann; proche de Lloyd George et de John Maynard Keynes; en conversation permanente avec la jeune garde des économistes allemands comme Alexander Rüstow et Wilhelm Röpke; correspondant de Walther Rathenau, Hans Luther, Hjalmar Schacht; cofondateur de la Deutsche Demokratische Partei; directeur de la Handelshochschule München (école supérieure de commerce de Munich, pour laquelle il recruta le jeune Carl Schmitt), puis de Berlin, ayant rencontré personnellement (selon ses dires) tous les chanceliers de la république de Weimar (à l’exception de Schleicher). De plus, Bonn avait un réel rayonnement international, notamment dans le monde anglo-saxon, et nombre de ses ouvrages furent traduit en anglais.
Alors que l’histoire du libéralisme allemand sous la République de Weimar (et malgré les apports de l’historiographie récente sur le sujet) est encore trop souvent lue comme l’histoire d’une érosion inéluctable, marquée par la tétanie progressive de ses acteurs face à la montée des extrêmes, les textes de Bonn permettent de se plonger au cœur des débats de l’époque et de se confronter à une pensée libérale active, engagée et belliqueuse, qui en de nombreux points n’a pas perdu en actualité.
L’anthologie est organisée en quatre grandes sections portant successivement sur l’ordre économique et politique international, la crise de la démocratie (en Allemagne), la montée du fascisme et du national-socialisme et le modèle américain. Si la première partie est riche en surprises, car elle dévoile une partie de l’œuvre souvent ignorée de Bonn et révèle un analyste lucide du système économique international et un critique pointu de l’ordre colonial – dont il annonce déjà la disparition ainsi que l’avènement d’un âge de la »contrecolonisation« (Gegenkolonisation) – le cœur du livre est constitué par les textes consacrés à la crise de la démocratie en Allemagne que complètent de manière intéressante les analyses du fascisme que Bonn propose dès 1928.
La deuxième partie regroupe ainsi cinq textes de formes diverses (de la brochure – une forme très répandue dans les années 1920, dont Hacke souligne à raison qu’elle est encore trop peu étudiée – au court article de quotidien en passant par l’article de revue), qui montrent bien les différentes modalités d’intervention de Bonn dans les débats publics de la république de Weimar. Ces textes mettent en évidence que dès le début des années 1920, Bonn diagnostique avec réalisme et précision les problèmes que soulève la mise en place de la démocratie en Allemagne.
Car si l’on retrouve là la fameuse brochure sur »Die Krisis der europäischen Demokratie« (La crise de la démocratie européenne«) de 1925 (repris ici en intégralité), le premier texte de cette section, consacré à »La dissolution de l’État moderne« (»Die Auflösung des modernen Staats«) et publié en 1921, a le mérite de montrer qu’en pleine phase d’enthousiasme démocratique, Bonn pose déjà un regard lucide et critique sur les problèmes de l’ordre politique: S’il perçoit clairement le risque que fait peser sur la jeune démocratie le manque de loyauté des anciennes élites, il pointe surtout les difficultés que suscite le manque de culture politique démocratique.
Ainsi, le texte se présente comme un défense enflammée du parlementarisme (rejetant la démocratie directe comme un »dilettantisme idéalisant les communautés primitives«) tout en réduisant ce dernier à une »méthode«: celle qui permet de décider par la discussion et la négociation. Dans cette logique Bonn dénonce les parlementaires qui »ne considèrent pas le débat comme un moyen permettant d’arriver à une action sans encombres, mais comme une action en soi« (p. 122). Reprochant à la mentalité traditionnelle de ne pas saisir la complexité d’une démocratie moderne, il lui oppose une définition de l’État comme »organisation permettant d’agir« et rompt par là avec les conceptions mythologiques de l’État en cours jusqu’alors. Il va même jusqu’à se féliciter en 1928 que la politique soit désormais soumis à un processus de »perte d’âme« (Entseelung), car il y voit le recul de la croyance religieuse au miracle politique et l’émergence progressive d’une vision de la politique comme travail »laborieux et pratique« (p. 221).
Comme Jens Hacke le montre avec bonheur, la défense de la démocratie chez Bonn se déploie sur trois fronts simultanément: la lutte contre les conceptions organicistes de l’État (où il combat aussi bien les théories organicistes de l’État à la Othmar Spann que toutes les tentatives de réorganisation corporatistes portées par les organisations professionnelles, notamment patronales); l’appel à une réforme du capitalisme (où il diagnostique – comme les futurs ordolibéraux, avec lesquels il échange beaucoup – le problème de l’émergence d’un pouvoir privé trop puissant et du creusement intenable des inégalités); la défense des valeurs libérales fondamentales. La superposition entre problématique politique et question économique est un trait que Bonn identifie très tôt comme caractéristique de son époque: »Plus la sécurité politique et religieuse est assurée, plus la lutte se concentre sur la question du pouvoir en matière économique. […] La politique est devenue politique économique« (p. 130).
Les textes sur le fascisme, notamment la conclusion qu’il rédige pour l’ouvrage collectif »Internationaler Faschismus« en 19282, démontrent que Bonn ne se contente pas d’analyser la montée des forces fascistes, mais voit en eux un danger réel pour la démocratie, car il les conçoit comme le résultat d’une crise de modernisation des sociétés européennes dans leur ensemble ainsi que d’une désillusion/déception démocratique qui s’installe dans la deuxième moitié des années 1920. En même temps, entreprenant toujours aussi de réfuter l’argumentation de ces groupes, Bonn dénonce leur mobilisation agressive et discriminante du concept de »communauté«: »Le fascisme recherche consciemment la communauté populaire de ceux qui pensent comme eux [Volksgemeinschaft der Gleichgesinnten]. Il a une compréhension profonde pour la tyrannie de la démocratie primitive à l’égard des membres étrangers à la tribu« (p. 244). Comme Hacke l’a montré par ailleurs dans un article sur les analyses libérales du fascisme sous la république de Weimar3, nous avons là les racines libérales des futures théories du totalitarisme.
Enfin, la dernière section permet de comprendre la ligne de fuite de la pensée de Bonn: admirateur de l’exemple démocratique américain, il y puise sa conviction profonde de la compatibilité entre démocratie libérale et société de masse moderne. Concevant le système politique des États-Unis comme l’horizon d’avenir des démocraties européennes, Bonn se voyait clairement comme un médiateur entre le monde européen et le monde américain. En même temps, Hacke relève avec justesse que dans cette dimension-là de son activité intellectuelle et politique, Bonn, »qui dans son analyse de la politique allemande agissait toujours en réaliste sceptique« devient »un idéaliste, qui croyait au pouvoir des idées politiques« (p. 34).
Au final, la publication de cette anthologie comble un vide indéniable en ce qu’il permet de revenir à une source importante du débat intellectuel et politique de la République de Weimar, et redécouvrir avec un indéniable bonheur de lecture les analyses profondes et courageuses d’un auteur injustement oublié. Le style souvent dynamique d’un auteur qui s’adresse clairement à un grand public pour le convaincre et l’éduquer rend la lecture de ces textes passionnante et enrichissante.
Toutefois, deux réserves pour finir: d’une part, avec la distance historique, l’engagement de Bonn dans les débats de son temps fait que certaines références ou certains arguments restent quelque peu obscurs pour les lecteurs contemporains qui ne seraient pas spécialistes de l’époque. Dès lors, une telle anthologie aurait peut-être mérité être accompagnée par un appareil critique un peu plus développé. D’autre part, sur un plan purement matériel, c’est justement au regard de l’importance qu’il y a à redécouvrir un auteur de premier plan comme Bonn que l’on ne peut que regretter que cette anthologie soit publiée à un prix largement rédhibitoire pour le public intéressé et inaccessible à un public étudiant …
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christian E. Roques, Rezension von/compte rendu de: Moritz Julius Bonn, Zur Krise der Demokratie. Politische Schriften in der Weimarer Republik 1919–1923. Herausgegeben von Jens Hacke, Berlin, Boston, MA (De Gruyter) 2015, VIII–305 S., 1 Abb. (Schriften zur europäischen Ideengeschichte, 9), ISBN 978-3-05-006259-4, EUR 99,95., in: Francia-Recensio 2018/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51843