Cet ouvrage collectif est le résultat d'un colloque qui s'est tenu à Mayence en mars 2015. Ces actes dressent un bilan des études sur les enfants en période de guerre de l’Antiquité à nos jours et jettent les bases d’une histoire des enfances en guerre dans une perspective transpériodique et transnationale. C’est pourquoi ils mériteraient d'être connus au-delà du cercle des lecteurs germanophones. Son objectif est »d’éprouver la thèse largement acceptée d’une spécificité du XXe siècle en approfondissant des études de cas régionales et nationales ainsi qu’en adoptant des perspectives transnationales« (p. 22). Des orphelins de la Grèce antique (Andreas Hartmann) aux enfants-soldats de Colombie, du Tchad ou de l’organisation État islamique en Syrie et en Irak (Michael Pittwald) en passant par les cultures de guerre enfantines de la Première Guerre mondiale (contribution d’Eberhard Demm, publiée en 2001 et actualisée ici, les enfants y sont appréhendés comme »des acteurs historiques« (p. 22).
L’un des atouts du présent ouvrage est le bilan de la recherche présenté en introduction. Il prend en compte les études menées sur ce sujet en histoire, mais aussi en droit, ethnologie, psychologie, littérature, etc. Il met en perspective les différentes traditions historiographiques nationales et appelle de ses vœux une histoire »transpériodique et transgéographique« (p. 3) qui dépasserait le seul XXe siècle. Les auteurs distinguent trois thématiques et perspectives autour desquelles s’articulent les chapitres de l’ouvrage: les supports de mobilisation (littérature enfantine, jouets, etc.) axés autour de l’éducation et de la »propagande«, étudiés surtout en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis; les expériences enfantines de la guerre sur les »fronts intérieurs« et durant les génocides (contributions d’Andreas Frings sur le génocide arménien et de Kristina Dietrich sur la Shoah), explorables grâce aux journaux intimes, aux dessins d’enfants et aux correspondances; enfin, une perspective de longue durée dans une approche générationnelle.
Moins connue en France que les deux précédentes, cette perspective est dominante dans l’aire germanophone: concentrées sur la cohorte des enfants nés entre 1930 et 1945 et élargies depuis une décennie à la génération ayant grandi à l’arrière en 1914–1918, ces études se penchent sur les conséquences à long terme de la guerre, en particulier de l’absence des pères (Vaterlosigkeit). Dans ce domaine, les travaux de Jürgen Reulecke, Barbara Stambolis et Lu Seegers font référence (voir les articles de ces deux dernières dans le présent ouvrage).
À ces trois aspects viennent s’ajouter la prise en charge institutionnelle et le vécu des orphelins, les mouvements d’opposition (comme les mouvements de jeunesse ouvriers) et la délinquance juvénile. Ces thématiques, qui recoupent les trois précédentes, interrogent à la fois le rôle de l’État et le quotidien des enfants durant les hostilités, à la croisée, selon les auteurs, de l’histoire sociale (Sozialgeschichte) et de ce que l’on appelle en français l’»histoire culturelle et sociale« (Historische Kulturforschung, p. 12).
Par ailleurs, les comparaisons entre les traditions historiographiques font ressortir une surreprésentation des études sur la Grande Guerre en France et en Grande-Bretagne, tandis que, sans surprise, la Seconde Guerre mondiale préoccupe davantage l’Allemagne, tant la recherche que l’opinion publique. C’est un autre mérite du présent ouvrage que de rendre compte dans un appareil critique très étoffé tant des études que des productions par et/ou pour le large public (catalogues d’expositions, cycles de conférences). On peut toutefois regretter l’absence d’une bibliographie qui aurait facilité la lecture.
Parmi les résultats présentés, deux ont particulièrement retenu notre attention. Premièrement, il ressort clairement que le »le sentiment de l'enfance« (P. Ariès) préexiste au XVIIe siècle. Ainsi, Alexander Berner, dans sa contribution sur la présence des enfants dans les discours de propagande en faveur des premières croisades, contredit la thèse de Philippe Ariès. Il en va de même pour Christoph Schubert: se penchant sur la construction des enfances en guerre dans les récits de la République romaine tardive et de l’Empire, il montre qu’il existait des liens émotionnels forts entre les pères et leurs enfants. Ces derniers, souvent exposés à la violence des affrontements, étaient, à l’époque déjà, victimes, témoins et acteurs des conflits.
Quant à la contribution du Groupe de recherche mayençais »Parents et enfants en période de guerre« qui s’appuie sur des correspondances, des souvenirs de guerre et des enquêtes orales, elle amène à nuancer l’homogénéité de la seconde guerre de Trente Ans, souvent envisagée comme »une époque de fer« (eiserne Zeit, en référence à l'expression forgée par Barbara Stambolis). Si la communication entre les familles était indispensable à la »survie émotionnelle« (p. 268) des familles durant la Première, comme durant la Seconde Guerre mondiale, on constate un »processus d’endurcissement« (p. 269) dans la socialisation des enfants entre 1914 et 1945 qui s’accompagne d’un rapport moins distant aux pères, mais d’une dureté maternelle croissante.
Deuxièmement, les articles consacrés à l’Antiquité et à l’époque médiévale montrent que les enfants étaient, dès l’Antiquité, des enjeux matériels et idéologiques des conflits. Ils mettent aussi en perspective la question de l’accès aux sources. Andreas Hartmann examine la prise en charge des orphelins de guerre dans la Grèce antique, dans la République romaine et durant l’Antiquité tardive christianisée. L’absence d’ego-documents implique d’écrire une histoire des enfants en temps de guerre du point de vue des adultes. D’après l’analyse de textes normatifs, les orphelins grecs bénéficiaient d’une prise en charge, contrairement à leurs semblables à Rome, en raison de l’absence d’une éthique égalitaire.
L’Antiquité tardive marqua finalement l’institutionnalisation de cette prise en charge par l’État, sans que cette politique fût issue de la tradition de la polis grecque; même si celle-ci servait alors de modèle théorique, l’évolution politique résultait davantage des nouveaux principes chrétiens (caritas). Dans sa contribution consacrée à la première croisade (1096–1099), Alexander Berner montre à partir de chroniques et de la lettre (probablement falsifiée) de l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène que l’instrumentalisation propagandiste des enfants n’est pas une spécificité du XXe siècle. Elle trouverait selon lui ses racines dans la tradition chrétienne: à l’époque déjà, la stylisation des enfants en victimes innocentes de la violence païenne turque visait une émotionnalisation du rapport à l’ennemi en opposant la valeur chrétienne de caritas à la »barbarie de l’islam« (p. 71). La violence païenne perpétrée à l’égard des enfants – êtres »purs« (puer, le garçon, provient de purus, pur) – suscitait à son tour l’indignation, provoquant une juste colère et justifiant ainsi une guerre juste (bellum iustum). Si ces deux cas reposent sur l’analyse du regard adulte porté sur les enfants, l’époque la plus ancienne analysée à partir d’ego-documents d’enfants eux-mêmes concerne les »enfants-soldats« en Prusse et en Saxe au XVIIIe siècle (Stefan Kroll). Selon la période étudiée, l’accès à l’histoire des enfants en période de guerre varie donc sensiblement.
Enfin, certains points soulèvent de nouvelles questions. Dans son article consacré aux autoreprésentations de futurs SA (membres des Sturmabteilungen nazies) durant la Grande Guerre et au début des années 1920, Lara Hensch montre que ces hommes trop jeunes pour combattre en 1914–1918 sont restés attachés à l’idéal viril des combattants du front. On peut regretter l’absence de références aux travaux de Christian Ingrao - trop rarement cités dans les études de langue allemande - et de Robert Gerwarth qui auraient pu donner lieu à des parallèles fructueux. En outre, certaines questions terminologiques – qui révèlent les perspectives prometteuses esquissées par les auteurs – mériteraient d’être développées. La définition assez floue de l’enfance comme »construction sociale culturellement variable« (d'après Claudia Jarzebowski p. 23)1 et regroupant tous les individus mineurs pose la question des recoupements avec la jeunesse, comme l’indique Hans-Henning Kortüm à propos des enfants au Moyen Âge (infantia, pueritia, adulescens, p. 204).
Enfin, face à la multitude des vécus à des époques et dans des espaces divers, on pourrait se demander s’il ne serait pas judicieux de parler d’»enfances en guerre« au pluriel. Comme le soulignent les auteurs, »l’histoire de l’enfance en guerre ne connaît pas d’évolutions linéaires ni de grands récits fondateurs« (p. 34). Une histoire transpériodique et transnationale des enfants en période de guerre ne contribuerait pas seulement à une meilleure connaissance de la place et du vécu des enfants durant les conflits. Elle permettrait aussi d’en dégager une chronologie spécifique, par-delà les différentes périodisations historiques nationales. Elle favoriserait ainsi une confrontation fructueuse entre les différentes temporalités nationales dans un contexte global, tant dans les différentes traditions scientifiques en histoire que dans les rapports des sciences historiques avec les autres disciplines en sciences humaines et sociales.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Bérenice Zunino, Rezension von/compte rendu de: Alexander Denzler, Stefan Grüner, Markus Raasch (Hg.), Kinder und Krieg. Von der Antike bis zur Gegenwart, Berlin, Boston, MA (De Gruyter Oldenbourg) 2016, 414 S., 2 s/w Abb. (Historische Zeitschrift. Beihefte [Neue Folge], 68), ISBN 978-3-11-046681-2, EUR 84,95., in: Francia-Recensio 2018/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51849