»The Holocaust, Israel and ›the Jew‹.Histories of Antisemitism in Dutch Society« est une somme de pas moins de 600 pages dont l’objectif est de recenser et de fouiller d’une manière exhaustive toutes les voies qu’a empruntées l’antisémitisme pour se déployer dans l’espace public néerlandais de 1945 à nos jours.
Dès l’ouverture, les directeurs de la publication – Remco Ensel et Evelien Gans – font voler en éclat une double idée reçue: alors que l’on tient en général que les communautés juives situées en Europe occidentale s’en seraient mieux tirées que celles d’Europe centrale et orientale dans la période de la Seconde Guerre mondiale, il s’avère que pas moins de 80 % des juifs des Pays-Bas ont péri durant la Shoah. A la veille de la guerre, la communauté juive rassemblait 140 000 âmes, elle n’en comptait plus que 36 000 en 1945. Ce nombre de plus de 100 000 victimes est au cœur du paradoxe néerlandais. Il demeure jusqu’à aujourd’hui une énigme dont la mémoire collective a retenu le seul nom d’Anne Frank et son célèbre »Journal« dans lequel elle a retracé précisément les affres de sa vie clandestine à Amsterdam jusqu’à sa déportation à Bergen-Belsen.
Il est une seconde idée reçue que les auteurs démontent: après la catastrophe, le pays de Rembrandt, de Spinoza et d’Anne Frank aurait extirpé l’antisémitisme et l’aurait remplacé par un philosémitisme officiel proclamé comme dette pour faire amende honorable aux complicités et à la passivité néerlandaise face à cette extermination. Dans ce même esprit, les Pays-Bas ont tenu à apparaître dès 1948 comme pays ami et allié fidèle d’Israël. Le serment d’Auschwitz aurait fonctionné aux Pays-Bas plus que partout ailleurs: le souvenir d’Anne Frank aurait définitivement vacciné la société néerlandaise contre le poison antisémite. Là aussi, le livre vient apporter un démenti à cette vision irénique d’une société néerlandaise qui aurait éliminé l’antisémitisme.
Les auteurs admettent volontiers que l’antisémitisme d’État a disparu aux Pays-Bas et que les pouvoirs publics ont combattu et combattent encore le fléau par les voies judiciaires adéquates. Cependant, sphère sociale et sphère politique ne peuvent être confondues. L’espace public n’est pas indemne de la résurgence du phénomène. Comme tel, le volume qui fait le point sur la situation néerlandaise étalée sur 70 ans a quelque chose de désespérant à nous révéler de la condition humaine: la résilience est toujours celle des victimes, plus rarement celle des bourreaux et de leurs complices. Des relais et des relents parviennent à subsister dans le corps social même après que ces derniers aient été mis hors d’état de nuire.
Pour ce qui est des Pays-Bas après 1945, les auteurs montrent bien que ces résidus ne sont guère parvenus à infecter le corps social et à faire peser une menace réelle sur la communauté juive qui s’est reconstituée après-guerre, mais ces relais existent et ils sont plus nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient dans les premières décennies de l’après-guerre. Le livre opère un travail minutieux afin de repérer les foyers en activité, qu’ils soient anciens ou nouveaux, généraux ou spécifiques, politiques, culturels ou sociologiques.
C’est là sans doute que réside l’intérêt majeur de la recherche exhaustive qui a été entreprise. Les auteurs font la part des sources d’antisémitisme spécifiquement néerlandaises et des sources communes à d’autres pays. Dans cette dernière catégorie, on trouve, évidemment, le tournant de 1967 qui a altéré la sympathie traditionnelle envers Israël et l’a transformée dans certains milieux en hostilité absolue à son endroit; on peut ajouter également l’établissement en Europe de fortes communautés musulmanes exposées à la tentation de l’islamisme, en plus de la cause palestinienne qu’elles soutiennent par solidarité. La convergence entre ces deux phénomènes explique la progression de l’antisémitisme dans la société néerlandaise depuis plus de trente ans. Les Pays-Bas ne font pas, sur ce point, exception.
Plus originales sont sans doute pour le lecteur non-spécialiste de l’histoire du pays les sources sui generis de l’antisémitisme néerlandais. Il est intriguant et troublant d’apprendre qu’un antisémitisme, fut-il restreint, a circulé aux lendemains de la guerre, non pas malgré la Shoah, mais à cause d’elle. Cet antisémitisme a d’abord frappé en premier lieu les survivants qui, revenus chez eux, ont découvert dans bien des cas qu’on ne les attendait plus. Ceux qui s’étaient emparés de leurs biens, de leurs maisons et de leurs boutiques durant la guerre ne purent assumer le retour de ces revenants sans manifester une hostilité globale envers les juifs dont ils s’estimaient être les ultimes victimes.
Au-delà de ces cas particuliers, les auteurs décèlent un autre ressort psychologique à l’origine de cet antisémitisme nouveau apparu après 1945: la présence de ces survivants était comme un rappel quotidien et constant d’une culpabilité collective, si ce n’est qu’au lieu d’inspirer un sentiment de repentance et une disposition à la bienveillance envers les juifs, comme ce fut le cas pour la plupart des Néerlandais, d’autres, fussent-ils en petit nombre, furent prompts à refouler la honteuse complicité du temps de la guerre en retournant leur hostilité contre les victimes elles-mêmes.
Pour cette minorité, les victimes de la Shoah n’étaient plus ceux qui furent abandonnés à une solitude et un sort tragique durant la guerre, et envers lesquels la société manifestait sa reconnaissance. Dans la représentation conspirationniste qu’ils s’en faisaient, les juifs avaient usurpé ce titre de victime pour constituer au sein de la société néerlandaise une nouvelle catégorie de privilégiés. La boucle est bouclée, le fantasme antisémite pouvait reprendre son cours comme si de rien n’était et repartir de plus belle, prêtant, une fois de plus, aux juifs, une mainmise hégémonique et sournoise sur les Pays-Bas.
Cet antisémitisme secondaire, comme les appellent les auteurs, est tout aussi fonctionnel que le premier et vise à refouler une mémoire coupable pour s’en affranchir. Il n’est plus directement lié au comportement effectif durant la Shoah, mais à la manière dont les individus se saisissent de l’événement, culpabilisant les juifs de former un obstacle à la normalisation du passé.
Comme son titre l’indique – »The Holocaust, Israel and the ›Jew‹« – le livre examine les trois principales voies empruntées par l’antisémitisme après-guerre. La Shoah comme vecteur d’antisémitisme que nous venons d’évoquer est sans doute le trait qui défie l’entendement: contrairement à la majorité des Néerlandais qui ont assumé leur responsabilité et leur culpabilité en adoptant un philosémitisme structurel, d’autres ont persisté à retourner contre les juifs la responsabilité de cette page sombre de l’histoire des Pays-Bas.
On apprendra avec stupeur que cette logique n’a pas été seulement le fait de quelques individus et de groupes néo-nazis. Le débat historiographique sur le rôle des Pays-Bas dans l’extermination des juifs a suscité des révisions qui n’ont pas été exemptes, dans certains cas, de cet antisémitisme secondaire déjà signalé. Pour décharger cette culpabilité collective, une tendance historiographique spécifiquement néerlandaise a pointé du doigt, non les insuffisances et la passivité des Néerlandais, mais celles des victimes qui auraient été par leur inaction des victimes consentantes à leur destinée tragique. Ces historiens néerlandais n’étaient pas des négationnistes, mais dans leur effort à absoudre ou à atténuer la responsabilité hollandaise, voilà qu’ils en sont venus consciemment ou non, à »blâmer les victimes« de leur sort.
Cette tendance s’est aggravée avec le phénomène plus tardif de la »concurrence des victimes«. Lorsque celle-ci est tombée dans les mailles de l’antisémitisme, elle a consisté alors à reprocher aux historiens juifs de la Shoah, qui s'interrogeaient sur la singularité de l’extermination des juifs comparée à d’autres génocides, de prétendre au monopole de la souffrance juive pour faire bénéficier les Juifs d’une rente définitive que leur devraient les nations.
Un dernier vecteur d’antisémitisme spécifiquement néerlandais mis en lumière par les auteurs constitue un phénomène unique et sans précédent dans l’histoire de l’antisémitisme. La plus célèbre des équipes de football du pays, Ajax Amsterdam, est tenue pour juive. Les raisons de cette surprenante identification sont approximatives: les bureaux de l’équipe étaient situés dans le quartier juif; quelques-uns des directeurs, des actionnaires et des joueurs l’étaient également. Que les supporters aient repris à leur compte cette identification, pourquoi pas puisqu’elle est dans leur bouche positive? Faut-il qualifier d’antisémites les supporters des équipes rivales lorsqu’ils renversent le qualificatif neutre en insulte, clament, éructent et dénoncent les »juifs« du groupe adverse, alors qu’il n’y en a pas ou à peine? Sont-ils seulement coupables d’une faute de goût lorsqu’ils en viennent à souhaiter aux »juifs« de l’Ajax d’être gazés? C’est bien là un antisémitisme sans juif, qui, de surcroît, ne vise même pas les juifs en que tel, mais reste susceptible de véhiculer des images et des associations insupportables.
Toute monographie sur l’antisémitisme dans tel ou tel pays appelle délibérément ou non le lecteur et la lectrice à se prononcer sur l’évaluation correcte du phénomène. Les auteurs présentent une échelle: elle part de ceux qui s’inquiètent du phénomène et tendent à surestimer la menace – les alarmistes – et aboutit, à l’autre extrémité, à ceux qui sous-estiment la menace et en nient la gravité – les deniers. Sans se prononcer explicitement, les auteurs montrent bien qu’à une première période durant laquelle l’antisémitisme, sans disparaître jamais, a bel et bien été marginal et marginalisé, a succédé depuis les années 1980 une autre période beaucoup plus inquiétante tant sur le plan qualitatif et quantitatif.
C’est dans ce second versant de l’histoire que leur analyse devient sociologique, voire ethno-sociologique en mettant en avant des thématiques antisémites prises en charge par des associations militantes opérant au sein des communautés musulmanes originaires du Maroc et de Turquie. Ces groupes sont eux-mêmes objet de rejet social et politique depuis l’émergence et la croissance d’une extrême droite populiste aux Pays-Bas. Mais l’antisémitisme et l’islamophobie n’émanant pas des mêmes secteurs, et le premier provenant en partie des milieux qui subissent la seconde, ces deux phénomènes entrent en compétition et concurrence. Très souvent le débat public consiste à vouloir les hiérarchiser – qui constitue une menace, qui n’en est pas – au lieu de considérer que c’est la valorisation exclusive de l’une des deux suivie de la dénégation de l’autre, qui aggravent le délitement du lien social.
Les auteurs admettent largement que le regain de l’expression publique antisémite est directement lié à la dégradation de l’image d’Israël après 1967. Ils montrent bien que la domination exercée par Israël sur la population palestinienne a permis de lui coller l’image du bourreau, ce qui a permis indirectement d’atténuer sinon de laver la culpabilité passée puisque l’ancienne victime s’est métamorphosée en son contraire.
Il est un aspect dans le livre qui mérite d’être souligné et constitue un modèle à retenir pour des monographies de ce type: si aucun propos, graffiti ou acte publique n’a échappé à leur enquête et à leur vigilance de chercheurs, les auteurs ont tenu à ce que les juifs figurent dans cette histoire de l’antisémitisme dont ils sont trop souvent absents ou écartés sous prétexte que le sujet est la »bête immonde« et ceux qui la font resurgir. Or, précisément parce que le phénomène antisémite se déroule dans une société ouverte, les juifs ne sont pas seulement les victimes de l’antisémitisme, ils sont également des acteurs pleinement engagés dans la lutte pour l'éradiquer, trop souvent négligée par les historiennes et historiens.
Remco Ensel et Evelien Gans recensent les différents types de réponse et de lutte, et notamment les controverses et les polémiques internes à la communauté, qui parfois s’étalent sur la scène publique. Ils ne prennent pas partie, mais ils donnent matière à penser sur l’attitude adéquate: l’assertivité qui consiste à se déclarer allié inconditionnel d’Israël; le narcissisme juif qui consiste à fabriquer une image composée de souffrance et de fierté; ou bien une attitude plus prudente et plus mesurée distinguant l’adhésion viscérale à Israël du soutien à sa politique proprement dite.
Les deux directeurs de publication rompent dans leur ouvrage avec l’orientation quantitative qui domine dans les instituts de recherche sur l’antisémitisme. Ils ne nous assènent guère de tableaux comparatifs synchroniques et diachroniques. Pas de comptabilité annuelle ou décennale pour déterminer en fonction du nombre d’actes antisémites répertoriés si la courbe est ascendante ou descendante. Toutefois, la plongée dans ces bas-fonds de l’antisémitisme est susceptible d’entretenir l’image d’une permanence antisémite là où les auteurs déclarent d’entrée de jeu que l’expression publique de l’antisémitisme demeure taboue, même si elle est loin d’avoir disparu.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Denis Charbit, Rezension von/compte rendu de: Remco Ensel, Evelien Gans (ed.), The Holocaust, Israel and »the Jew«. Histories of Antisemitism in Postwar Dutch Society, Amsterdam (Amsterdam University Press) 2016, 598 p., 29 ill. (NIOD Studies on War, Holocaust, and Genocide, 4), ISBN 978-90-8964-848-8, EUR 99,99., in: Francia-Recensio 2018/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51850