Comme le rappellent à juste titre les deux directeurs de cette publication, la Première Guerre mondiale, pour beaucoup, est avant tout une guerre terrestre. Bien souvent, seuls quelques épisodes liés à la guerre marine – l’affaire du Lusitania, la bataille du Jutland, les U-Boote et la guerre sous-marine à outrance – étayent vaguement le souvenir d’un conflit qui a également été maritime. Vu de France, un pays tournant souvent, quoi qu’il en soit, le dos à la mer, cela étonne peu; il est aussi vrai que le constat surprend moins en Allemagne qu’en Angleterre, le pays de la Grand Fleet. Or, la guerre sur mer, tout comme la guerre aérienne en regard des opérations terrestres, a pleinement contribué à donner au conflit un visage nouveau, dont d’ailleurs des signes avaient été donnés notamment lors de la guerre russo-japonaise.

Comme le train en ce début de XXe siècle est un vecteur stratégique majeur, la flotte de guerre constitue un outil de prestige, un moyen de projection et de contrainte dont le blocus a été l’un des éléments marquants. Malheureusement, dans le cadre de la production écrite sur le premier conflit mondial, la guerre sur mer reste la portion congrue tant en nombre de publications qu’en place occupée dans les histoires du conflit. Par ailleurs, le prisme d’analyse reste encore très national même si des perspectives davantage transnationales peuvent se faire jour. C’est pourquoi cet ouvrage, issu d’une rencontre tenue à Wilhelmshaven à l’automne 2014, est d’une lecture stimulante et nécessaire.

Présentement, ce sont 14 contributions, données majoritairement par des Allemands, mais aussi par des chercheurs canadien, anglais, américain, australien, français et sud-africain. Plusieurs entrées sont employées afin de souligner la richesse des approches. Celle concernant les questions stratégiques apparaissent certes comme classiques mais attendues, relevant notamment l’idéologie dominante de la »bataille décisive« sur mer. Les flottes des belligérants sont abordées et la lecture successive des articles permet d’avoir une vue des forces et faiblesses des unes et des autres. Werner Rahn traite de la direction de la guerre marine, soulignant les contradictions entre usages de la flotte principale et réalités du blocus anglais. La flotte anglaise (James Goldrick), qui pourtant domine de fait les mers lors du conflit, est elle-même soumise à ses difficultés, notamment de modernisation, n’ayant entre autres pas investi suffisamment dans la technologie des sous-marins et de l’aéronavale.

La marine française (Jean Martinant de Preneuf) a souffert de son côté d’investissements tardifs, entraînant un déclassement partiel de la flotte, écho à la politique maritime heurtée de la France depuis le XVIIe siècle. Les carences en personnel qualifié, en regard d’une technologie en mutation, ont également contribué à affaiblir la marine. C’est pourtant bien celle-ci qui a su remplir les offices nécessaires en Méditerranée, en Adriatique – contenant ainsi la flotte autrichienne dans ses ports –, même si d’aucuns la présentent, dans le domaine de la stratégie, »à la suite« de la Grande-Bretagne. La marine russe (Denis J. Kozlov) a, en regard de la défaite face au Japon en 1905, su réagir et remplir en grande partie son rôle, particulièrement en mer Noire, mer Blanche, moins dans la Baltique, autant d’éléments que Russes et Allemands prendront en considération dans leurs analyses lors de la Seconde Guerre mondiale.

Toujours en lien avec les questions d’ordre stratégique, John R. Ferris questionne le blocus comme arme de guerre, dans sa conception, afin de mettre en discussion des théories comme celle d’une Royal Navy ayant planifié, dès avant la guerre, d’atoniser le commerce mondial afin de mettre l’Empire allemand à genoux. Surtout, il montre les options envisagées sur la forme du blocus, avant d’en arriver à un blocage à distance. La contribution de Nicholas A. M. Rodger, envisageant la culture de la guerre navale du milieu du XIXe siècle à 1945, traite du poids de l’idée de la bataille décisive dans les marines ouest-européennes, avec en toile d’arrière-fond le darwinisme social, tout en montrant que les Anglais, dans leur approche pragmatique des faits, ont su tirer des enseignements de la Grande Guerre sans s’enfermer dans un dogmatisme sclérosant.

Ce texte aurait certainement également trouvé sa place en tête de publication, mais c’est un détail, d’autant plus que Thean Potgieter aborde le cas des navires allemands, au large de l’Afrique australe, dans leurs actions contre le blocus anglais. Les Allemands, au moment de la déclaration de guerre, ont à proximité de l’Afrique du Sud deux croiseurs lourds, six légers et quatre canonnières, qui constituent une menace, d’autant plus que l’Afrique du Sud n’a pas de navires de guerre. Toutefois, sans mettre en péril la puissance de la Royal Navy, les Allemands ont tout de même coulé plus de 600 000 tonnes, dont trois croiseurs. Surtout, cela montre bien qu’il faut envisager la guerre marine lors du premier conflit mondial dans une dimension extra-européenne, océanique.

Après la stratégie et le regard sur les flottes nationales, deux textes traitent des hommes. Nicolas Wolz dépeint le quotidien de nombre de marins de la Kriegsmarine en soulignant que l’état de guerre pouvait sembler lointain, la routine du service ennuyeuse, avec des officiers jouissant de confortables permissions, aux antipodes de leurs homologues de l’armée de terre. Beaucoup sont dans l’attente de cette fameuse »bataille décisive«, d’une action à laquelle on ne risque pas souvent la flotte. Le travail de M. Christian Ortner permet d’établir un tableau de la marine austro-hongroise (kaiserliche und königliche Kriegsmarine), cantonnée à la défense des côtes, notamment pour des raisons de défaillance d’approvisionnement en charbon, la double monarchie bénéficiant alors d’un accès à la mer. L’auteur décrit également la constitution sociale et le poids des nationalités dans cette marine, tout comme les conditions de vie.

Avec Christian Jentzsch, on revient à une question davantage tactique et technique, celle de l’essor de l’»aéronavale« dans les flottes allemande et anglaise, texte qui aurait pu être placé plus avant dans la publication. Il montre bien les choix nationaux, l’échec des dirigeables en utilisation marine du côté anglais – au contraire de leur emploi par les Allemands – ayant laissé la porte ouverte à l’essor de l’aviation embarquée, employée en reconnaissance comme en bombardement et en torpillage. À la fin de la guerre, le porte-avion, outil essentiel de la guerre du Pacifique, se dessine nettement.

L’ouvrage s’achève sur un autre aspect important de la recherche historique, à présent incontournable, la mémoire et ses vecteurs. À cet égard, Jan Kindler interroge la place du film – de la fiction – d’entre-deux-guerres, en montrant le prisme important du national dans les images, jouant sur les idées de courage, modernité, puissance, audace, tout en soulignant la diffusion internationale de certains d’entre eux; l’appétence pour des films teintés d’aventure ne peut être écartée. La mémoire se construit sur des images – ici mobiles et on aurait aimé une approche de la photographie des marines de guerre dans la presse – et sur toute une littérature, allant des histoires officielles aux récits et mémoires, ces derniers servant d’ailleurs souvent de point d’appui à des études historiques. On appréciera l’approche fine d’une littérature bien maîtrisée par un spécialiste de la question (Paul G. Halphen).

Le souvenir s’entretient par des monuments, d’autant plus importants qu’ils sont peu nombreux: la mer est bien un lieu mémoriel mais sans prise pour les hommes; ceux-ci ont donc concentré, comme la marine allemande à Wilhelmshaven, le souvenir à travers les divers Marineehrenmale et des fêtes (Stephan Huck). Cette pratique est d’autant plus importante pour un corps particulier comme celui de la marine qui avait besoin, comme toutes les armes, d’entretenir l’esprit de corps au travers de la flamme de la reconnaissance et du courage, dans un pays qui avait perdu la guerre.

Le propos de Jörg Hillman prolonge, en quelque sorte, cette idée de la construction du souvenir en évoquant la place de la Première Guerre mondiale dans la marine allemande d’après 1918, une marine qui ne se sentait pas vaincue et qui souhaitait recouvrer rapidement son honneur, en partie sauvé le 21 juin 1919 lors du sabordage général de la flotte internée dans la base de la Royal Navy à Scapa Flow. L’écriture de livres officiels contribua à entretenir cette idée, tout comme le monument de Laboe, qui n’est pas construit contre l’idée de la guerre, au contraire.

On peut, sans rien ôter à la qualité des travaux présentés, émettre un petit regret: en fin d’ouvrage, des conclusions auraient certainement permis de bien mettre l’accent sur des renouvellements à attendre dans le cadre de nouvelles perspectives de recherche. Par ailleurs, même si la question apparaît connue, une approche sur les réalités de la guerre sous-marine aurait pu compléter le panorama offert par cet ouvrage. Ce livre, qui aborde bien des aspects de la guerre sur mer sans se perdre dans l’événementiel, ne manque pourtant pas d’ouvrir des portes que des chercheurs sauront, un jour, entièrement pousser, notamment pour écrire – des vœux des directeurs de publication – une histoire internationale de cette période de l’histoire maritime.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Laurent Jalabert, Rezension von/compte rendu de: Michael Epkenhans, Stephan Huck (Hg.), Der Erste Weltkrieg zur See. In Zusammenarbeit des Deutschen Marinemuseums und des Zentrums für Militärgeschichte und Sozialwissenschaften der Bundeswehr, München (De Gruyter Oldenbourg) 2017, 247 S. (Beiträge zur Militärgeschichte, 78), ISBN 978-3-11-053123-7, EUR 39,95., in: Francia-Recensio 2018/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51851