Raïssa Bloch est historienne, poétesse et traductrice. Née à Saint-Pétersbourg en 1898, elle meurt à Auschwitz en novembre 1943. Agnès Graceffa nous propose ici une biographie de cette intellectuelle dont la vie est rythmée par les grands événements du début du XXe siècle, de la révolution d’Octobre au génocide des juifs.

Composée d’un prologue et de huit chapitres chrono-thématiques, l’étude historique suit l’exil de la jeune femme de Saint-Pétersbourg à Auschwitz, en passant par Berlin, Paris et la frontière franco-suisse. Le parcours biographique, intellectuel et littéraire de Raïssa Bloch se fonde sur une riche analyse de correspondances entre la poétesse et ses proches – son époux Michel Gorlin ou les professeurs français André Mazon et Ferdinand Lot – mais aussi sur sa production intellectuelle riche en poèmes, traductions et articles scientifiques. Tout au long de l’ouvrage, l’historienne alterne entre l’examen de l’expérience individuelle de Raïssa et le parcours global des intellectuels russes ou des populations juives persécutées. Le récit se trouve aussi enrichi par des extraits de poèmes dans lesquels l’intellectuelle transmet ses souvenirs d’enfance, ses peurs et ses désirs.

Le prologue débute le 16 juillet 1942, premier jour de la rafle du Vélodrome d’Hiver mais aussi un jour dramatique pour la vie personnelle de Raïssa. »Elle vient […] d’apprendre le départ de son mari Michel, de Pithiviers [camp de transit dans le Loiret] vers une destination inconnue à l’Est. Pour lui, pour Dora [leur fille], il faut garder espoir. Sans savoir ce qui l’attend, mais résolue à se sauver, elle et sa famille, Raïssa Bloch-Gorlin abandonne son nom, son logement, Paris et son ancienne vie, et entre dans la clandestinité.«

Le premier chapitre s’intéresse à la jeunesse de Raïssa et notamment à sa formation universitaire et littéraire en Russie. Issue d’une famille juive bourgeoise peu pratiquante, elle reçoit une très bonne éducation qui lui permet de maîtriser le français et l’anglais et de traduire des textes littéraires en russe. Excellente élève, elle étudie l’histoire et décide de se spécialiser en histoire médiévale. Agnès Graceffa montre alors l’importance des réseaux amicaux et professionnels dans la possibilité de quitter une Russie où les intellectuels craignent pour leur vie après la révolution d’Octobre. Grâce à une mission de recherche, la famille Bloch quitte la Russie pour Berlin en 1922.

La vie quotidienne en Allemagne est difficile pour les migrants russes, ce qui pousse Raïssa à désirer fortement une nouvelle vie à Paris. En attendant, l’étudiante multiplie les emplois précaires et s’engage dans la maison d’édition de son frère Jacques, Petropolis. Agnès Graceffa renseigne le lecteur sur le difficile parcours des étudiants en exil, entre engagement intellectuel et lourdeurs administratives. Le récit met aussi en valeur l’énorme capacité de travail de Raïssa, la jeune femme accumulant les lectures et les séminaires. À l’automne 1924, elle dépose son sujet de doctorat et ses conditions de vie s’améliorent: elle se met à aimer sa vie berlinoise et trouve un équilibre entre ses études, ses travaux alimentaires et sa sociabilité. Elle soutient sa thèse en février 1927 mais connaît deux mois plus tard une première tragédie personnelle avec le décès soudain de sa mère.

Raïssa fréquente les cercles intellectuels du Berlin russe et y rencontre son futur mari, Michel Gorlin, un Polonais ayant lui aussi quitté la Russie. L’évocation de cette rencontre donne l’occasion à Agnès Graceffa d’examiner le fonctionnement de cette scène artistique et littéraire où l’on peut croiser des poètes restés anonymes mais aussi Vladimir Nabokov, que n’apprécie guère Raïssa. Cette dernière poursuit ses travaux et obtient un contrat temporaire à l’institut des Monumenta Germaniae historica. La jeune femme se positionne alors – grâce à ses nombreuses compétences linguistiques – en intermédiaire entre les milieux scientifiques russes, français et allemands. Ainsi conserve-t-elle de forts liens avec son amie et grande historienne russe Olga Dobiache-Rojdestvenskaïa à qui elle écrit très souvent. Raïssa Bloch poursuit son travail intellectuel, accompagnée de Michel avec qui elle partage un même amour pour la poésie et les langues.

Le début des années trente est marqué par la crise économique et la montée de l’antisémitisme. La situation devient de plus en plus compliquée en Allemagne et le couple décide de quitter le pays et de rejoindre Paris. Ils y rencontrent Ferdinand Lot, un proche de son amie Olga qui les aide à démarrer une nouvelle vie. Agnès Graceffa révèle à nouveau l’importance des réseaux de connaissances dans la réalisation de l’exil, qui permettent à Raïssa d’assister au séminaire de Ferdinand Lot à l’École pratique des hautes études (EPHE) et de poursuivre ses recherches personnelles. Le professeur aide tant qu’il peut des réfugiés juifs et réussit à trouver un travail à Raïssa. La jeune femme reprend le cours de sa vie: elle suit des cours, écrit des poèmes et fréquente la communauté russe exilée à Paris.

Les années 1935 et 1936 sont riches en événements: Raïssa perd sa nationalité allemande et tourne définitivement le dos à ce pays; le jeune couple se marie et leur seul enfant, Dora, naît en septembre 1936. Son frère Jacques et son épouse quittent à leur tour l’Allemagne en 1938 et ils obtiennent le statut de réfugiés grâce à l’Œuvre de secours aux enfants (OSE).

Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale bouleverse la vie de la famille: Dora est envoyée en Normandie avec sa nourrice et le couple songe sérieusement mais vainement à émigrer aux États-Unis. En mai 1941, leur vie bascule: Michel est interné au camp de Pithiviers. Agnès Graceffa décrit les conditions de vie dans les camps d’internement – notamment l’organisation de visites secrètes – et les efforts désespérés de Raïssa et de ses proches afin de le libérer. En vain. Il est déporté le 17 juillet 1942 vers Auschwitz.

Le récit et la vie de Raïssa s’accélèrent. Elle rejoint, sous une fausse identité, son frère et sa belle-sœur dans la Creuse dans une première maison d’enfants de l’OSE, puis se rend en Auvergne dans une seconde. Dora la rejoint en octobre mais les retrouvailles sont éphémères, l’enfant mourant d’un croup quelques jours après. Raïssa est dévastée mais réussit à poursuivre ses activités à l’OSE. À l’automne 1943, elle aide ainsi des groupes d’enfants à franchir la frontière franco-suisse. En octobre, elle franchit elle aussi la frontière, certaine que son statut de membre d’une organisation humanitaire internationale et donc non-refoulable selon les conventions internationales, la protège. Tragiquement, une faute à son nom d’épouse dans le procès-verbal – Gorlain au lieu de Gorlin – l’empêche de bénéficier de son statut: elle est expulsée vers la France et rapidement transférée à Drancy. Elle est déportée le 20 novembre 1943 et meurt assassinée à Auschwitz.

Tout au long de l’ouvrage, Agnès Graceffa tente de retrouver les pensées de la disparue et nous livre une monographie émouvante et éclairante, tant la présence de Raïssa nous semble proche et nous permet de mieux comprendre le parcours d’une intellectuelle entre la Russie et la France. Enfin la biographie de Raïssa Bloch éclaire de façon convaincante la vie des exilés russes et les tentatives de secours dans la persécution.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Annelise Rodrigo, Rezension von/compte rendu de: Agnès Graceffa, Une femme face à l’Histoire. Itinéraire de Raïssa Bloch, Saint-Pétersbourg–Auschwitz, 1898–1943, Paris (Belin) 2017, 416 p., 16 ill. col. (Collection Histoire), ISBN 978-2-410-01122-7, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2018/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51864